Résumé : « Digitaliser » une entreprise est un enjeu organisationnel majeur qui peut nécessiter l’orchestration de plusieurs approches. Le choix des moyens pertinents et leur coordination sont adaptés au mieux aux besoins de l’entreprise quand ils sont faits en perspective de sa stratégie et de sa chaîne de valeur propre. Les critères d’arbitrage ne sont pas nécessairement les mêmes pour les groupes cotés en bourse et les sociétés indépendantes, ou selon les secteurs et business models, ce qui laisse d’intéressantes marges de créativité aux dirigeants qui voient la digitalisation comme une opportunité stratégique de nouveaux développements plutôt que comme une transformation subie et contrainte.
Que signifie concrètement « digitaliser » une entreprise? Quelles équipes et fonctions cela concerne-t-il, quel type d’actions y contribue ? Suffit-il de nommer un « directeur du digital », ou d’acquérir une société pure player pour ce faire? L’analyse des principales approches faite dans l’article « Comment « digitaliser » une entreprise? Partie 1: Enseignements des approches les plus fréquentes » tend à démontrer l’intérêt d’orchestrer les moyens plutôt que d’adopter une approche unique forcément parcellaire. Se pose donc la question de la programmation et de la coordination de ces actions : par qui et par quoi démarrer ? Y a-t-il une méthode unique valable pour tout type d’entreprise, ou est-ce forcément une réflexion ad hoc qui s’impose ?
Dans tous les cas, plus l’angle d’analyse est large en amont, plus l’ensemble des impacts est appréhendé. Une bonne manière de structurer l’approche est de considérer la chaîne de valeur de l’entreprise, au sens ici de la valeur ajoutée de l’entreprise par rapport à ses clients et dans son marché, et la manière dont cette valeur se construit en interne par la combinaison des différentes fonctions et métiers.
Pour rendre la démarche moins abstraite, abordons-la à travers un cas concret.
Cas pratique : comment « digitaliser » une société d’études ?
Prenons le cas d’une société qui réalise des études, car l’exemple est assez facilement parlant. Quel est le métier d’une société d’études ? Celui de réaliser des enquêtes, tests et sondages de produits et de services pour ses clients, auprès de la cible de ces derniers, c’est-à-dire des clients BtoB ou des consommateurs, dans les deux cas des êtres humains étant très probablement internautes et mobinautes en grande partie étant donné les usages digitaux aujourd’hui.
S’attaquer à la digitalisation de la société d’études ne peut donc se faire sans comprendre d’abord dans quel écosystème global de marché se situe cette entreprise et en quoi cet écosystème est affecté par les médias digitaux.
1. Identification des différents niveaux d’impact :
Niveau 1 : l’impact sur la cible
Si les consommateurs interrogés par la société d’études sont eux-mêmes internautes et mobinautes, la compréhension de leurs usages, motivations et comportements à cet égard est fondamentale au métier même de la société d’études. Les usages personnels diffèrent des usages professionnels, par exemple. Cette compréhension n’est pas liée au type d’études réalisé, mais est forcément transversale à toutes les études réalisées par la société, qu’elles le soient via un support web ou en face-à-face, par téléphone, etc., car elle peut éclairer ou affecter l’analyse des résultats.
Nous avons donc un premier niveau de fonctions qui doivent être concernées par la digitalisation, à savoir toute la population d’analystes et de chargés d’études qui doivent connaître et comprendre ces comportements, et de manière peut-être moindre mais à titre d’acculturation, les enquêteurs et chargés de terrain qui réalisent les enquêtes.
Niveau 2 : l’impact sur l’offre, la stratégie et le business model
Cette société peut proposer différentes méthodes d’enquêtes, à travers différents types de supports. Internet peut être un support de questionnaire, par exemple, qu’il soit utilisé seul ou de manière mixte avec d’autres techniques de recueil d’informations. En fonction du positionnement particulier de la société d’études, des requêtes de ses clients et des cibles de ses enquêtes, elle pourra donc être amenée à proposer des études via le web. Notons au passage qu’utiliser Internet pour réaliser une étude ne signifie pas pour autant que le sujet de l’étude concerne forcément les médias digitaux !
Nous avons donc un second impact dans l’entreprise, qui concerne cette fois-ci son offre, sa stratégie commerciale et potentiellement son business model : Internet pouvant lui permettre de réduire ses coûts, ou d’enrichir son offre existante sur de nouvelles thématiques, ou de la remplacer en partie, ou d’atteindre de nouvelles cibles… autant de choix pas tous compatibles les uns avec les autres, et qui peuvent emmener l’entreprise dans des directions très différentes selon qu’elle choisit une approche valeur ou de réduction des coûts par exemple.
A ce niveau stratégique, ce sont les fonctions dirigeantes qui sont concernées car décisionnaires (sans être nécessairement initiatrices de la démarche, les nouveaux besoins pouvant être remontés par les équipes opérationnelles, suite à des demandes client ou à l’observation de la concurrence par exemple). Les personnes concernées sont d’abord les responsables de la création de l’offre, généralement la direction marketing et/ou commerciale, et si ces nouvelles offres commencent à peser lourd dans les résultats, la direction générale, dans la mesure où le business model même de la société peut être amené à changer, avec les impacts organisationnels qui s’ensuivent.
Niveau 3 : l’impact sur les métiers de l’entreprise, son management et son organisation
Une fois les changements stratégiques identifiés ou la nouvelle offre conçue, se pose la question de l’exécution, et donc de « qui va faire quoi comment » : ce sont les équipes opérationnelles en charge de l’exécuter qui seront concernées, qu’il faudra recruter ou former dans ce but. Il s’agit ici de redéfinir la combinaison des différents métiers individuels qui ensemble forment le métier de l’entreprise, en se posant la question de l’organisation et du mode de management : quelles compétences sont nécessaires, lesquelles existent déjà au sein de l’entreprise, lesquelles sont nécessaires à acquérir ? A quelle vitesse et sous quelle forme (recrutement d’experts, acquisition de sociétés, formation, expérimentation…) ? Faut-il changer l’organisation ou le mode de management ?
Pour être efficace, cette question doit forcément se poser en perspective de la stratégie choisie, et non « de manière absolue » : il ne sert à rien de former tout le monde au « digital », l’univers des métiers et approches étant tellement large que le risque serait plutôt d’ajouter à la confusion des équipes au lieu de leur donner des compétences utiles et applicables. Même le niveau de « vernis » digital à inculquer aux uns et aux autres peut se faire différemment en fonction du secteur dans lequel l’entreprise opère, de ses choix stratégiques et de ses valeurs et culture internes. Par exemple dans le cas de notre société d’études, on peut imaginer souhaitable que toute l’entreprise soit, peu à peu, initiée et formée à l’impact des médias digitaux dans la vie et les usages des consommateurs, car cela revient à comprendre les changements du marché dans lequel la société opère, en démarrant par les fonctions opérationnelles et en finissant par les fonctions support. Par contre, il n’est pas nécessaire que toutes les équipes opérationnelles aient le même niveau de finesse et de profondeur dans cette compréhension : les personnes en charge de l’analyse doivent être le plus pointues sur ce sujet, quand les personnes en charge de la conception ou de la commercialisation des offres doivent plutôt développer des expertises spécifiques liées au marketing digital par exemple.
Niveau 4 : l’impact sur la communication
Une fois les changements stratégiques et les nouveaux « savoir-faire » digitaux définis, la société devra ou voudra les « faire savoir », c’est-à-dire communiquer à ce propos. La manière de le faire, et les outils et supports utilisés pour cela, peuvent tout autant être digitaux que traditionnels, et le bon mix est autant lié au contenu des offres à promouvoir qu’aux profils et usages de l’audience visée : notre société d’études peut avoir choisi de créer de nouvelles offres entièrement « digitales » qu’elle voudra vendre à des décideurs « non connectés » et donc utiliser des supports de communication traditionnels pour cela (courrier, téléphone, événement physique…), elle peut également avoir choisi de n’avoir aucune offre « digitale » en tant que telle mais choisir de faire des webcasts et de publier des vidéos en ligne pour se faire connaître auprès de certaines cibles. Là encore, pas de déterminisme mais une réflexion prenant en compte les différents paramètres d’une stratégie de communication : le contenu/sujet et l’audience ciblée, pour choisir les meilleurs supports. Ce qui suppose dans tous les cas par contre, que le/la responsable de la communication soit averti(e) des différents moyens et définisse sa stratégie en connaissance de cause. La fonction « communication » est donc une des fonctions prioritaires à former sur les médias digitaux dans les entreprises.
2. Orchestration des différents moyens de digitalisation possibles :
Quand les différents impacts sont identifiés, hiérarchisés et transformés en objectifs concrets immédiats et à plus long terme (au niveau de la stratégie, de l’offre, du business model, des compétences à acquérir, etc.), se pose la question des choix possibles en matière de digitalisation et de la manière de les orchestrer au mieux. Les principaux avantages et inconvénients de chaque moyen ayant été abordés dans l’article « Partie 1 », il s’agit donc maintenant de réfléchir aux bons critères de décision qui orienteront chaque société dans le choix et l’orchestration de ses moyens de digitalisation.
Quels critères d’arbitrage considérer pour définir sa stratégie de moyens internes?
Sans prétendre à une quelconque exhaustivité vu la largeur du sujet, voici deux axes de réflexion structurants :
– En premier, comprendre les grandes logiques du marché, qui orientent les entreprises selon leur taille et leur mode de gouvernance, à opter pour certaines approches plutôt que d’autres. Si on prend deux « modèles » types que sont un grand groupe coté en bourse d’autre part, et une PME indépendante de l’autre, ces orientations s’expriment ainsi :
> Une société cotée en bourse est soumise à une pression du marché nettement plus forte qu’une société indépendante, et à une obligation de communication régulière sur sa stratégie et sur ses résultats. De ce fait, une telle société est soumise à une obligation « d’afficher » son efficacité en la matière, ce qui la pousse à faire des choix de digitalisation « rapides » et « visibles », du moins en matière de communication (car la réalité de mise en œuvre est souvent plus poussive…). La meilleure manière de faire cela est de créer une offre experte centralisée, qui s’exprime à l’extérieur par la création d’une « marque » digitale ; soit par acquisition de sociétés pure players qui est le moyen le plus rapide, soit par le recrutement massif d’experts digitaux regroupés ensemble pour créer cette nouvelle offre.
> A contrario, une PME indépendante est beaucoup plus tributaire pour son développement de la vision et des objectifs souhaités par son dirigeant que de la pression du marché, ce qui lui donne plus de flexibilité et de latitude dans ses orientations stratégiques, et la possibilité de faire des choix plus originaux, à plus long terme. Ces possibilités sont néanmoins contraintes par des moyens (financiers, de ressources…) généralement bien plus limités que ceux des sociétés cotées. Enfin, la culture d’entreprise est souvent plus forte au sein des PME que des grands groupes ; c’est un élément de stabilité dont il faut tenir compte dans le choix de digitalisation, pour que cela reste une force et non un poids de résistance au changement. Ces différents facteurs prônent donc plutôt pour une digitalisation par « l’interne » au sein d’une PME indépendante, c’est-à-dire par le recrutement de personnes-clés disséminées dans l’organisation pour créer une dynamique et évangéliser, et le développement de l’expérimentation interne et de la formation.
Dans le cas de la société cotée en bourse, le maillon faible de ces choix est le facteur humain, qui n’est pas vraiment pris en compte et qui donne souvent lieu à un fort turn-over pendant plusieurs années jusqu’à ce que les « nouveaux » aient fini par bien prendre leur place dans l’organisation mère. Inversement, dans le cas de la société indépendante, le risque est le manque d’efficacité et que les résultats ne soient pas assez rapidement probants, par manque de signal fort donné au marché et aux clients qui risquent d’être dubitatifs quant aux vraies expertises digitales revendiquées.
Ces choix stratégiques différents s’illustrent parfaitement dans le secteur de la communication par exemple, où Publicis a clairement fait le choix du signal fort donné au marché par l’acquisition d’expertises digitales massives et la création de marques digitales, même si la réalité des compétences des équipes peut prendre du temps à atteindre le niveau annoncé. A l’inverse, la majorité des agences de petite et moyenne taille moyenne procèdent par recrutements, partenariats avec des experts et formations internes. Là où le bât blesse souvent n’est pas le choix du moyen en tant que tel mais la constance avec laquelle il est utilisé et son adéquation avec la stratégie de l’entreprise plutôt qu’avec les effets de mode.
– Un autre facteur d’importance à prendre en ligne de compte, est le business model de l’entreprise et la manière dont se crée la valeur en son sein : l’entreprise vend-elle des produits ou des services ? Est-elle productrice ou intermédiaire ? L’offre et les savoir-faire reposent-ils sur des outils ou sur des savoirs humains ? L’entreprise a-t-elle des filiales ou vocation à en développer ?
Ces critères influent sur les choix de digitalisation car ils opposent deux logiques, une logique centralisée d’une part, et une logique décentralisée d’autre part.
La logique centralisée pousse à concentrer les compétences digitales d’abord puis à dupliquer leurs savoir-faire (dans d’autres filiales ou pays) sur le modèle central. La logique décentralisée pousse à recruter les compétences en parallèle au niveau des filiales ou des différentes structures, ce qui signifie que différents modèles et savoir-faire peuvent se développer en même temps ici ou là.
La logique centralisée est particulièrement adaptée aux offres de produits ou de services « fixes », sur lesquels les responsables de clientèle n’ont pas ou peu de marge de manœuvre : produits physiques, services liés à un logiciel (financiers, informatiques…). La logique décentralisée est plus adaptée aux sociétés qui vendent du service « humain », c’est-à-dire où la dimension conseil et la compétence du responsable de clientèle et sa proximité avec son client jouent un rôle déterminant dans la prestation.
La logique centralisée pousse à la standardisation des compétences, mais peut être efficace plus rapidement, quand la logique décentralisée favorise la création de savoir-faire adaptés au terrain local mais peut tarder à porter ses fruits.
L’enjeu dans le choix de la centralisation est de maintenir la possibilité d’initiatives autres au sein de l’entreprise, pour ne pas se couper de potentielles bonnes idées qui peuvent émerger ici ou là surtout dans un domaine du web et du mobile où les usages et les pratiques sont en développement permanent. Quand l’approche est décentralisée, c’est la capacité à échanger et à partager les bonnes et mauvaises pratiques qui devient un facteur de succès et d’accélérateur d’efficacité.
En conclusion, que pouvons-nous tirer de cette analyse concrète ? Un double enseignement : à la fois des principes généraux qui s’appliquent à tout type d’entreprise, et le constat évident qu’il n’y a pas d’approche standard et identique pour tous, car il n’y a aucun déterminisme d’emblée lié à la « digitalisation », mais des choix stratégiques à faire qui sont les véritables facteurs déterminants de la manière d’embrasser les nouveaux médias à l’intérieur de chaque entreprise.
La vision et le plan de « digitalisation » de l’entreprise doivent partir de sa chaîne de valeur au sens large, c’est-à-dire de sa valeur ajoutée au sein de son écosystème de marché, et de la manière dont cette valeur ajoutée se crée en interne. Ce qui revient à (re)considérer le positionnement et la stratégie de l’entreprise en perspective des enjeux de la digitalisation : clarifier son Métier propre et spécifique, puis en définir les modalités d’exécution, soit la combinaison interne des différents métiers qui font celui de l’entreprise et la manière dont ils s’agencent (organisation, mode de management, valeurs, culture).
Pour en tirer le meilleur parti, la digitalisation doit être considérée comme un outil organisationnel et managérial au service de la stratégie de l’entreprise, pas une contrainte supplémentaire à subir. C’est un enjeu de taille qui peut faire bouger les lignes internes et créer de nouvelles opportunités d’activités, de fonctionnement et de développement. C’est également un révélateur d’identités d’entreprises et de dirigeants, selon qu’il est appréhendé de manière défensive et subie, opportuniste et court-termiste, ou comme un enjeu de fond et de long terme, véritable moyen de différenciation et de création de valeur ajoutée à l’extérieur de l’entreprise tout autant que marqueur culturel en son sein.