Article publié sur Le Cercle Les Echos
L’édition commerciale, un marché de plusieurs milliards d’euros, ne voyait pas l’avenir en rose face au numérique. Aujourd’hui c’est ce dernier qui ouvre de nouvelles opportunités aux acteurs du papier, grâce aux tablettes notamment. Mais sauront-ils s’en saisir?
Il y a quelques années, le papier semblait promis à une disparition inéluctable face à l’assaut du numérique. A l’instar de l’édition de livres ou de journaux, l’édition commerciale*, un marché de plusieurs milliards d’euros, ne voyait pas l’avenir en rose.
Aujourd’hui, la disparition du papier n’est plus à l’ordre du jour, mais ce n’est plus tout à fait le même papier qu’il y a 5 ou 10 ans, car le numérique a provoqué une mutation de ce dernier, dans ses usages ou dans son édition. C’est une complémentarité avec le numérique qui se dessine, complémentarité à multiples facettes et en cours d’invention, qui promet de nouvelles et intéressantes perspectives aux acteurs de ce secteur. Mais sauront-ils s’en saisir ?
Une décroissance conjoncturelle aggravée par la stratégie de ses acteurs
Depuis les années 2000 et la véritable intégration d’Internet dans les budgets des entreprises, le « papier » connaît une certaine ségrégation au sein de ces dernières, qui ne s’atténue que progressivement depuis l’avènement du multi-canal.
La croissance étant portée par le numérique, dans les chiffres et encore plus dans les esprits, le papier est devenu progressivement un mal nécessaire pour les donneurs d’ordre: un outil de communication et de marketing direct dont on ne peut se passer autant qu’on le voudrait, mais qui n’est pas considéré comme le canal porteur de l’innovation, et donc de la croissance.
Ce qui a progressivement dévalorisé la position du papier, et de ses métiers associés, au sein des entreprises: alors que le digital montait « en grade » et devenait une des prérogatives du directeur marketing, ce dernier s’est souvent délesté de la responsabilité directe des publications papier, confiée à un N-1 ou N-2, au sein d’équipes soigneusement séparées des équipes digitales, voire méprisées par ces dernières. Les différents acteurs de l’édition commerciale, prestataires des donneurs d’ordre, se sont retrouvés progressivement éloignés des directions marketing, avec comme interlocuteurs dominants voire uniques, les directions achat des entreprises clientes, mues par un objectif précis: des budgets de papier (achat, création et pré-presse, impression, distribution) à contracter au maximum, et chaque année encore plus…
Cette situation n’a pas été un dommage collatéral inévitable d’Internet, les acteurs du secteur en ont leur part de responsabilité: vivant bien grâce au papier, ils n’ont pas embrassé les nouvelles technologies ou n’ont pas su le faire, les petits manquant de ressources ou de vision, les plus gros préférant faire évoluer leur modèle économique vers des logiques de plateformes d’achat ou de production, au profit de meilleures marges mais au détriment de leur position de partenaire marketing de leurs clients…
La mutation du papier: d’abord défensive, avant de faire du numérique un allié
Le papier n’est finalement pas mort… mais il a été forcé de muter et mute encore, sous le double impact du développement des usages numériques, et de l’utilisation qu’en ont faite ses donneurs d’ordre.
Devant la difficulté technique initiale de relier les canaux de production du papier à ceux du web, l’industrie s’est d’abord tournée vers l’usage final du papier, tentant de créer un lien « visible » avec le digital. Les formats pdf ont ainsi permis de donner une seconde vie numérique au papier. Les codes 2D (QR codes etc.), et plus récemment la réalité augmentée et la reconnaissance d’images ont permis « d’augmenter » le papier avec des contenus digitaux. Ces applications, qui peuvent être valorisées par les consommateurs quand développées à bon escient, n’ont cependant créé que peu sinon aucune valeur pour les acteurs du papier, les développements numériques associés ayant été généralement préemptés par des agences digitales généralistes ou spécialisées.
A l’inverse, de manière transparente pour les usagers finaux, les technologies numériques d’impression associées au développement du CRM et des analyses de bases de données ont incité les entreprises à tester de nombreuses formules de personnalisation de magazines relationnels et autres courriers promotionnels. C’est surtout l’impression numérique qui bénéficie de cette tendance du marketing, renforcée par l’avènement de la géolocalisation et l’importance de l’adaptation des offres promotionnelles aux marchés locaux, notamment dans la distribution.
La nouvelle vague du multi-canal, et son lot d’opportunités
Le rapport de force entre papier et web semble néanmoins s’équilibrer depuis 2/3 ans, grâce à deux facteurs majeurs qui ouvrent de nouvelles voies d’évolution du papier : l’arrivée fanfaronnante des tablettes, et une certaine maturité des usages numériques qui s’installe, en faveur d’usages personnels et professionnels intégrant aussi bien le papier que le numérique (multi-canal).
– Le papier « dynamique », complément du web
Face au ralentissement de la croissance du e-commerce et l’utilisation persistante par les consommateurs des supports papier, même pour commander en ligne, les entreprises réinvestissent le papier comme outil de marketing et de communication. Ce qui ouvre de nouvelles opportunités pour ce dernier comme complément à part entière du digital, et non plus comme support par défaut. Ces opportunités sont de l’ordre de la créativité commerciale et de la fabrication : catalogues qui deviennent des supports d’image et de style des marques, plus proches d’un magazine que d’un outil de commande; évolution vers des séries thématiques, moins volumineuses et à plus petite échelle, plus fréquentes et plus réactives; créativité des matériaux (notamment en publicité sur le lieu de vente et en packaging).
– La publication multi-canal
Une opportunité majeure et inimaginable il y a encore 3 ans, qui ouvre des perspectives à une toute autre échelle pour l’industrie, est l’arrivée des tablettes: de manière apparente, l’usage des tablettes concurrence directement le papier… mais si on se penche sur le back-office, c’est enfin l’opportunité pour l’édition traditionnelle de se positionner en amont de la fabrication du contenu digital, grâce à des solutions innovantes de publication digitale et multi-canal basée sur Adobe InDesign, le logiciel de référence de l’industrie graphique.
Car il ne suffit pas de décliner des contenus développés pour d’autres canaux pour tirer le meilleur profit des tablettes. Or la production et la gestion de contenus adaptés à chaque canal est un véritable goulet d’étranglement pour les entreprises, qui tentent de résoudre ces questions par des solutions informatiques extrêmement « standardisantes » en termes d’image, là où la vraie opportunité des tablettes réside dans le travail de l’image et du graphisme, pour (re)créer de la différence entre des marques dont tous les sites se ressemblent.
En permettant aux équipes en charge de la publication « papier » de réaliser également les versions digitales de la même publication, à partir du même logiciel source, et donc en grande partie avec les mêmes ressources (formées) et quasiment en même temps, une opportunité nouvelle et unique se crée pour les éditeurs : celle d’une véritable production de contenu multi-canal, à partir d’une source unique, le papier, qui sort ainsi de son « silo » de production isolé pour s’intégrer de manière productive et rentable à la production digitale. La presse, Condé Nast en tête, s’est emparée de ce type de solutions, Canal+ ne diffuse plus son magazine relationnel que sur ce support en arrêtant sa version papier, et aujourd’hui, dans leur foulée, on ne peut que souhaiter à l’édition commerciale de s’y engager beaucoup plus.
– La création de référentiel de données unique, et la gestion des actifs numériques
Enfin, en devenant éditeurs de contenus multi-canaux, les éditeurs commerciaux accèdent à une autre opportunité: la possibilité de gérer de manière centralisée les actifs numériques de leurs clients. Ce patrimoine numérique de contenus et d’images est un levier de valeur important si bien exploité, et devient une source de coûts et de complexité encore plus importants s’il ne l’est pas, par exemple s’il faut recréer pour chaque canal (papier, web, mobile…) des images et du texte spécifiques. Un éditeur qui aurait la capacité de gérer à la fois la publication papier et digitale vers de multiples canaux serait légitimement le mieux placé pour gérer ces actifs numériques, avec à la clé de nouvelles opportunités d’offres et de services à développer, que ce soit en matière de stockage, de sécurisation, de traitement des contenus, d’enrichissement et de création de nouveaux contenus, de nouvelles opportunités d’exploitation de ces contenus via des flux vers d’autres sites ou applications, etc.
De manière intéressante, cette mutation numérique rapproche ainsi l’édition commerciale de deux autres métiers, ce qui pose la question de l’évolution de son savoir-faire, et de son modèle économique. D’une part, un rapprochement fort et visible depuis plusieurs années déjà avec le métier des éditeurs de logiciels, qui confirme la vision de Forrester. D’autre part, un rapprochement moins visible avec le métier de l’édition de livres, qui était jusqu’à aujourd’hui très différent par son modèle économique, pour la bonne raison que les donneurs d’ordre de l’édition commerciale ne sont pas ses acteurs : leur modèle économique ne repose pas sur l’édition, qui est simplement un outil de marketing et de communication pour faire vendre leurs produits et services. Ce qui rendait les prestataires assez dépendants de leurs clients donneurs d’ordre, alors que les éditeurs de livres sont le chaînon fort de la chaîne du livre, même si Internet bouleverse leurs règles du jeu traditionnelles. En devenant gestionnaires du patrimoine numérique de leurs clients, les éditeurs commerciaux remonteraient dans la chaîne de valeur avec de nouvelles opportunités de services à la clé ?…
En conclusion, le numérique a profondément transformé le papier, plutôt à son corps défendant jusqu’à récemment. L’industrie du papier n’a pas réussi, de son initiative, à créer de valeur vers le digital, alors que le digital a transformé la chaîne de fabrication et de production du papier. Il a affecté les acteurs situés en aval, en affaiblissant au passage la position de ceux qui créaient ou déclinaient le contenu (prépresse). L’arrivée des tablettes et l’avènement du multi-canal peuvent enfin permettre à l’industrie de se positionner en amont, et non plus simplement en aval du digital.
Pour devenir réalité néanmoins, cette opportunité doit se transformer en actes quotidiens au sein de ces acteurs: pas uniquement un discours, mais le développement d’une vision stratégique et marketing, la formation et l’évolution des équipes existantes, le recrutement de compétences digitales manquantes, l’investissement dans l’acquisition de nouvelles ressources (humaines, outils) et une agressivité commerciale certaine face aux acteurs du web et du mobile qui ne vont certainement pas se laisser déloger si facilement… L’édition commerciale saura-t-elle prendre ce tournant ?
* L’édition commerciale regroupe les publications des entreprises à des fins commerciales, soit les prospectus, catalogues relationnels, brochures commerciales, imprimés sur le point de vente…