Transformation digitale & Assurances: entretien avec Henri Debruyne, MEDI

Digitalisation des Assurances: la disruption est-elle proche, ou les effets d’annonce ne sont-ils que discours pour l’instant? Analyse détaillée du fonctionnement et des enjeux du secteur avec Henri Debruyne, dirigeant du MEDI (Monitoring European Distribution of Insurance) et expert européen de la distribution des assurances, mutuelles et produits d’épargne.

Transcription intégrale de l’interview:

Youmna Ovazza : Bonjour Henri Debruyne. Une fois n’est pas coutume, dans ces interviews que je mène autour de la transformation digitale, vous n’êtes pas un expert du digital, mais vous êtes un expert des systèmes de distribution des assurances, mutuelles et des produits d’épargne. Aujourd’hui on parle beaucoup de transformation digitale dans ce secteur assurances/banques/mutuelles au sens large, que je ne connais pas en tant qu’experte, mais que j’observe en tant qu’experte du digital, notamment à travers sa composante retail. Mon hypothèse personnelle, à l’origine de cette interview, que j’aimerai confronter à votre expérience et connaissance, est la suivante : aujourd’hui, il ne me semble pas y avoir d’acteur véritablement disruptif dans ce secteur, et donc les vrais moteurs d’une transformation digitale qui n’est pas juste une logique de réduction de coûts mais où il y a un acteur qui crée une véritable valeur ajoutée et un challenge pour les autres, ne me semblent pas encore d’actualité dans ce secteur. Le seul moteur est un moteur de réduction de coûts, c’est aussi celui de s’ajuster aux usages que les autres secteurs développent, comme les consommateurs sont transversaux, on améliore l’expérience client, mais il n’y a pas de pression concurrentielle telle qui pousse à une vraie création de valeur pour le client.

Je vous propose qu’on en parle à travers quelques questions, en vous laissant d’abord vous présenter :

Henri Debruyne : Je suis donc un spécialiste des problématiques de distribution. Pour la société que je préside, le MEDI, cela recouvre le fonctionnement et l’efficience de la chaîne de distribution, dans leur acception la plus large. Nous mesurons cela, in fine, à travers les résultats dans les comptes d’exploitation des compagnies. Pour nous, un distributeur a du sens quand il est intégré dans un dispositif. Bien sûr il doit servir son client etc., c’est absolument vrai, mais l’efficience, elle passe là. Et comme l’assurance est une systémique en soi, pour des tas de raisons, il est clair que la fonction de distribution n’est pas simplement une fonction d’interface. C’est aussi une fonction très largement de création de valeur, mais aussi de gestion des équilibres, car il faut que les assureurs arrivent à équilibrer leurs résultats, et le distributeur compte beaucoup dans l’équilibre du résultat.

YO : Quand on parle de transformation digitale dans ce secteur aujourd’hui, tel qu’on le lit dans les médias qui en parlent beaucoup, qu’est-ce que cela vous évoque concrètement ? (projets, offres, postes, réorganisations…)

HD : J’ai une réaction en 2 temps. Le premier, c’est qu’on en parle beaucoup, il y a beaucoup d’effets d’annonces, y compris avec des contreparties financières « oui, on est en train d’investir 500 millions, 1 milliard, etc. etc. ». Dans la réalité, je crois qu’on est beaucoup encore dans le verbe, et pas dans l’action. Alors c’est lié aussi, encore une fois, à la complexité du métier, il y a des tas de paramètres qui font que le milieu ambiant est par nature conservateur. Donc pour l’instant, le digital, sauf à pointer quelques petites expériences réussies, un peu avancées, qui montrent quand même que les choses peuvent bouger, il ne se passe pas grand-chose. D’ailleurs, personne n’a observé des parts de marché bousculées, des transferts de flux d’affaires, à travers de nouveaux médias ou des systèmes de numérisation pour utiliser un autre terme. Donc pour l’instant, les sceptiques sont plutôt en train de dire « on attend de voir ». Les optimistes racontent, et entre les deux, c’est très compliqué de se faire une opinion.

Annonces digitalisation assureursAlors après, j’ai mon opinion personnelle qui est quand même que nous sommes probablement à l’aube d’une révolution profonde, dont on ne sait pas très bien comment elle va s’exprimer, probablement elle apparaîtra là où on l’attend le moins, comme d’habitude, mais elle me paraît tout à fait évidente. Elle ne va pas jouer sur des aspects de captation nouvelle de clientèle, ce dont on parle beaucoup ; pour moi, elle va modifier le fondement même des organisations, la manière dont elles travaillent. Alors ça va jouer sur des niveaux de coûts, par ex. il est clair qu’on voit arriver, dans toute cette mutation autour des FinTech et des robots, on voit arriver des choses. Quelques études montrent que, une fois que le système sera vraiment ajusté, il y aura des économies de coûts véritables. Mais il n’y a pas un système disruptif, brutal, de grande ampleur, qui risque d’arriver aujourd’hui. Et les expériences un peu significatives en matière de digital, je pense à la vente directe par Internet, aujourd’hui, restent quasi-confidentielles.

YO : Vous voulez dire en termes de parts de marché ou de CA ?

HD : Oui, en termes de parts de marché mais aussi en termes de résultats. Par exemple, dans ce qu’on appelle les assurances non vie (auto, habitation, santé), ils ont peu mordu sur le marché, de l’ordre de moins de 3%, donc quand on fait du macro, c’est autour de la marge d’erreur, c’est entre zéro et 5%, donc c’est très faible, alors que certains sont installés là-dessus depuis plus de 10 ans. Ca c’est le premier point. Et le deuxième point est qu’ils n’ont pas une offre significativement différente. Quand on mesure par exemple à travers les frais généraux, un contrat auto souscrit classiquement ou à travers Internet, c’est entre 30% et 32% de frais généraux. C’est-à-dire comme une boutique tenue par un agent, ou un salarié de la Macif, ou un bancassureur.

YO : Alors qu’on aurait pu imaginer que, par exemple, pour celui qui est souscrit par Internet, les frais généraux représentent une part plus faible ? Ou est-ce un raisonnement hâtif ?

HD : On aurait pu l’imaginer ; mais l’expérience montre, par exemple quand on regarde le coût des comparateurs, que le modèle économique n’y est pas. Or il y a eu dans le passé, dans l’assurance, des grands moments de rupture, il y en a eu principalement deux. Et Il y en a eu juste un majeur, qui a déplacé des pans entiers de parts de marché, mais parce que le modèle économique qui avait été construit permettait de baisser les prix de l’ordre de 30%.

YO : Dans ces 20, 30 dernières années, quels ont été les moments de vraie rupture dans ce secteur, qui ont poussé à une restructuration de l’offre par rapport aux clients finaux, les consommateurs ?

HD : Il y en a eu 2. Un qui est né autour des années 60 et qui est devenu probablement très notable dans la première partie des années 70, c’était les mutuelles sans intermédiaire : les Macif, Maif, etc., qui ont construit un modèle qui était en rupture avec ce que pratiquait la profession, clairement. Et le pape de ces entreprises, celui qui a affiché la plus belle réussite, Jacques Vandier, répondait quand on lui disait « Pourquoi pas à l’étranger, en Belgique, ailleurs ? » : « là où je voulais aller, je ne pouvais pas proposer un prix inférieur à 30% ». Il y a eu ce premier modèle, on ne rentre pas dans la description du modèle, simplement il y en a eu un là, et effectivement ça a été majeur. Il y en a eu un second qui est arrivé, au début des années 90, enfin première partie des années 90, ce sont les filiales de banques. Elles n’ont pas marqué le marché par un système aussi brutal que les mutuelles, elles ne sont pas arrivées avec -30%, elles avaient des tarifs et des niveaux de frais dans la moyenne, par contre, elles ont mis en place des techniques de captation de clientèle d’une redoutable efficacité ; ce que j’appelle, moi, « l’efficacité bulldozer ». Ces réseaux commerciaux qui sont montés pour la conquête, quand on leur dit « il faut vendre ce produit, de telle manière », ils n’ont pas d’états d’âme, ils vendent. Et on voit les parts de marché se déplacer. Quand on mesure ça sur une année, on voit même cela mois par mois, en fonction des campagnes.
Donc il y a eu 2 moments très forts, qui ont aussi un peu marqué l’inconscient collectif des assureurs qui attendent la 3è vague.

YO : Mais qui pour l’instant ne vient pas forcément encore ?

HD : Alors beaucoup ont pensé à Internet, parce que cette vague-là est apparue très fortement en Grande-Bretagne. Là-bas, pratiquement la moitié des assurances auto sont souscrites par Internet, en pure players.

YO : Qu’est-ce qui fait la différence entre les différents marchés ? La réglementation ? Ou les usages ?

HD : C’est très culturel, il y a des explications qui viennent de l’usage. Par exemple, sur le marché britannique, la durée des contrats a toujours été annuelle. Jusqu’à avant la loi Hamon, disons jusqu’à il y a 5 ans, si vous vouliez changer d’assureur en France, il ne fallait pas louper la date, etc. De l’autre côté du Channel, vous n’alliez pas renouveler votre contrat et c’était à votre main, le contrat n’existait plus. Donc il y a en GB une volatilité du portefeuille qui est très importante. De plus les Anglais ont quand même inventé le marketing, quelque part. Donc ils sont à l’aise avec ça, ils sont à l’aise avec la souscription à distance… Et puis, dernier élément, les premiers acteurs de la vente directe en GB (avant Internet, par téléphone), ont marqué le marché avec -20%, -30%. Donc ils ont déplacé les parts de marché. Alors beaucoup de gens ont rêvé là-dessus, en se disant : « Ca y est, un jour ça viendra sur le continent. » Et puis tout le monde a attendu, attendu… et il y a même eu des Anglais qui sont venus apporter leur savoir-faire, mais il n’y a pas eu l’étincelle, pour les raisons que j’ai indiquées.

YO : Pour rentrer un peu plus finement dans vos observations liées au digital, pouvez-vous brosser en quelques mots les grands types d’acteurs du secteur, pour comprendre quel jeu d’acteurs il y a et s’il y a des différences entre eux dans la manière d’intégrer le digital ?

HD : Je vais vous proposer une segmentation qui n’est pas la segmentation usuelle. Si on regardait l’assurance telle qu’elle est organisée, on dirait « il y a des sociétés de statut différent, il y a des capitalistes, des mutualistes, des institutions de prévoyance, etc. ». Ce qui me paraît encore très fortement discriminant sur le marché, ce sont les réseaux de distribution. En fait, il y a les « intermédiaires », et puis il y a les réseaux directs. Les mutuelles maîtrisent complètement leur réseau, ce sont leurs boutiques, leurs salariés dans les boutiques. Les grands acteurs traditionnels capitalistiques comme Axa, Allianz, Generali travaillent soit avec des agents généraux, qui ressemblent un peu à de la franchise, même si ce n’est pas tout à fait le cas, ou avec des courtiers. Donc ils travaillent avec des réseaux qu’ils ne maîtrisent pas de la même manière. Et c’est ça, la vraie différence. Parce que faire bouger un réseau d’indépendants, on le voit bien avec la Sécurité Sociale et la loi sur la santé et les médecins, ce n’est pas la même chose que de faire bouger un réseau de salariés.

YO : Et les parts de marché respectives des uns et des autres ?

HD : Elles varient selon qu’on observe l’assurance non-vie (auto, santé, habitation) ou l’assurance-vie. Sur l’assurance non-vie, sur le retail, le marché se partage à peu près moitié-moitié entre intermédiaires (agents et courtiers) d’une part, et mutuelles et filiales de banques d’autre part.

YO : Et la vente directe, vous la mettez dans quelle catégorie ?

HD : Pour l’instant je ne la mets nulle part. Spontanément je la mettrai du côté des réseaux totalement maîtrisés, mais elle ne fait que 2%/3% pour l’instant.

YO : Selon cet angle de vue, est-ce que le digital est appréhendé différemment par ces acteurs ?

HD : Je ne vois pas de différences notables. Probablement parce que pour l’instant, le digital est une évolution dont on pressent qu’elle pourrait être importante, on n’en est pas vraiment convaincu (je répète ce que je perçois sur le marché), et pour l’instant on la joue un peu à la marge des activités. Je ne crois pas aux fantasmes qui consistent à croire que le digital va supprimer les réseaux physiques, pas une seconde. Mais je crois que le digital va être un contexte différent dans lequel il faudra agir. Parce que c’est un moyen de nouvelles relations avec les clients. On dit qu’Internet ne vend pas. Mais 80% des clients vont spontanément voir sur Internet au moment où ils veulent acheter un contrat ou changer leur contrat. Donc le média d’information, il a déjà trouvé sa place. De un. De deux, sauf dans les banques, où il y a une pratique quasi-quotidienne de la gestion des comptes à distance, dans les assurances c’est relativement modeste. Ce qui fait que les systèmes relationnels qui permettront demain de dynamiser la relation client à travers le digital sont totalement embryonnaires.

YO : Cela signifie-t-il que les banques, ou les mutuelles, qui ont déjà un réseau intégré, ont « techniquement » un avantage qui leur permettra d’aller plus vite ? Ou pas forcément ?

HD : Non, je ne crois pas. Les difficultés seront différentes en fonction des réseaux, mais quand même globalement, ce n’est pas uniquement une question de technologie, c’est fondamentalement une question de changement profond de mode d’exercice des activités. Et ça ça touche à la réalité humaine. Juste un exemple : on observe déjà que ça va changer le système de gestion des sinistres. Par exemple, vous avez une application sur votre iPhone qui vous permet en cas d’accident au coin de la rue, de déclarer votre sinistre en ligne, de prendre une photo, etc. Aujourd’hui ça existe, sauf que c’est quand même une personne qui reçoit ça sur le web, et qui le traite, et qui continue ses séquences de traitement comme par le passé, c’est-à-dire regarder s’il y a besoin d’un expert ou pas, etc. Le processus n’a pas changé. Or demain, le processus peut être totalement intégré. Un robot fera ça très bien. Sauf que ça va avoir une incidence évidente sur le coût.

Et on pense qu’on doit pouvoir économiser environ 50% des frais attachés à ces séries d’interventions. Donc ce n’est pas considérable par rapport à l’ensemble des frais qui sont exposés par une compagnie d’assurances pour gérer tous ses contrats, mais ça va commencer à se marquer. Deuxième élément, c’est que ces réseaux commerciaux sont confrontés à une difficulté croissante qui est le poids de la réglementation. Sur les 10 ou 15 dernières années, on s’aperçoit que c’est de plus en plus contraignant. Le digital peut être un moyen absolument efficace de les aider à gérer cette « compliance », de bien faire les choses, de les faire vite, de les faire une fois pour toutes (alors que les commerciaux, quand il faut leur faire faire des notes d’information bien faites c’est toujours compliqué). Donc là il y a un progrès tout à fait considérable qui ne va pas se marquer uniquement par le fait de gagner du temps, de l’énergie (avec une transposition en euros) ; il va leur redonner du temps commercial. La clé est là.

YO : Voyez-vous des initiatives « bottom up », c’est-à-dire d’agents, de courtiers, de distributeurs indépendants qui prennent des initiatives pour améliorer leur propre efficacité sur le terrain, ou sont-ce plutôt des initiatives de grands comptes « top down », des marques importantes qui en revoyant leur organisation essaient d’insuffler ce changement ? Ou est-ce que les deux se rejoignent ?

HD : C’est une grande question, parce qu’il y a effectivement des expériences et des mises en place de nouveaux process qui sont descendants, et qui sont généralement, très mal reçus. Parce qu’ils ont été la plupart du temps conçus par des esprits brillants, mais qui n’ont qu’une idée très approximative de la réalité de la vie d’un commercial sur le terrain. Les commerciaux, eux, tentent d’améliorer un peu les choses et de bricoler, mais généralement ils le gardent pour eux. En ce moment je fais pas mal de terrain, je rencontre beaucoup d’intermédiaires, je vois des types qui ont fait des trucs. Je leur dis « mais vous en avez parlé à qui ? » ; « Ouf, personne, vous comprenez… ». J’ai même rencontré un garçon qui a monté un système de vente par Internet qui est un vrai succès, à la dimension de sa petite boutique. Je lui ai dit d’en parler, il m’a dit « Non, on va me piquer l’idée ! ». Donc on touche à des limites qui sont des limites comportementales, qui étaient probablement les mêmes il y a un demi-siècle, il ne faut pas se faire d’illusions. Mais tant qu’on ne réfléchira pas et qu’on ne travaillera pas sur « qu’est-ce que ça veut dire, le digital ? », et même de manière plus globale, « comment mon métier va s’exercer demain ? »… alors bien sûr on parle du digital, mais il y a aussi des évolutions sociétales, de comportements de clients tout bêtement, qui sont totalement considérables, et qui sont assez peu cernées et assez peu expliquées. Or les commerciaux essaient de s’adapter, car ça ils le sentent, c’est leur matière quotidienne donc ils essaient de réagir, mais très peu de gens travaillent là-dessus. Donc le digital fait partie de ces sujets qu’on n’aborde pas. Alors bien sûr on dit « c’est important, etc. etc. », mais pour l’instant très peu de gens, voire même plutôt des gens isolés, ont conçu tout ce que ça veut dire dans une chaîne de production. Il y a de grandes compagnies qui ont commencé à mettre des moyens, colossaux, mais qui sont toujours conçus dans un système d’organisation globale. J’ai l’habitude de dire que le commercial qui est sur le terrain, il est d’abord seul.

YO : Est-ce que vous avez l’impression les conditions d’une disruption sont présentes sur ce marché ? (type « überisation » ou autre) Ou le poids de la législation est-il tellement important que mécaniquement, c’est compliqué ?

HD : Le poids de la réglementation est lourd, et il va s’accroître. Il y a tout un train de directives européennes qui est en train de se mettre en place, on est vraiment au cœur du dispositif. Que dit globalement cette réglementation ? Il y a 2 grands types de textes. Il y a des textes appelés Solvency II pour les assureurs ou Bâle III pour les banques, qui visent à solvabiliser les comptes d’exploitation des institutions financières. Et il y a ensuite tout un dispositif qui vise à renforcer la protection des consommateurs, améliorer la transparence, lutter contre les conflits d’intérêt, améliorer la professionnalisation. Et là il y a des corps de règles qui vont sérieusement compliquer, ou avantager, la vie de ceux qui sont sur le terrain, et le curseur se posera en fonction de la manière dont ils l’appréhenderont. Il y a notamment une disposition assez centrale qui renforce le devoir de conseil. Pour des gens dont c’est le métier, ça me paraît être presque une aubaine, une opportunité formidable si on le prend dans ce sens-là : on n’est pas obligé de faire son métier de manière différente, mais de l’organiser autrement. C’est là où le digital peut être un facilitateur de première dimension. Et puis il y en a que je rencontre dans mes RV ou conférences, qui s’en plaignent : « Vous vous rendez compte, ce n’est pas notre métier, on va passer notre temps à faire de l’administratif, etc. etc. ». Un peu comme les médecins qui font du tiers-payant et de la carte Vitale le bouc émissaire d’une situation globale qu’ils ont laissée s’installer et perdurer depuis des dizaines d’années ; mais c’est un autre débat.

Là je vois arriver une mutation, je ne sais pas si elle sera brutale ou disruptive ; je pense que ce sera plutôt des obligations qui vont créer des différences entre les acteurs qui s’en saisiront et ceux qui ne s’en saisiront pas. Un élément me paraît tout à fait frappant : sans l’aide de la technologie, ça va être très compliqué. En même temps, ce sont de petits acteurs, de la taille d’une TPE. Donc l’accès technologique n’est pas toujours à leur portée.

YO : Est-ce qu’il y a des acteurs étrangers, dans d’autres pays, qui ont été très innovants dans ce domaine et qui vous paraissent être sources d’inspiration ?

HD : Non, pour 2 raisons. Ce que j’observe dans les services financiers depuis de nombreuses années, c’est que les facteurs de mouvements et souvent de progrès sont venus de la compétition. Et on le voit bien. Nous on observe les principaux pays européens qui représentent ~80% du marché européen, et on s’aperçoit que les marchés les plus dynamiques de ce point de vue sont ceux qui sont confrontés à une compétition quasi quotidienne. Ceux dans lesquels il y avait des situations plus installées, moins bouleversées comme l’Allemagne ou l’Italie, il ne s’y passe rien. Ca ne veut pas dire qu’ils n’ont pas fait des choses, mais ça n’a rien à voir avec ce qu’on peut observer ailleurs, par exemple le mouvement des courtiers grossistes, ou l’arrivée de la bancassurance non-vie, qui y est peu présente alors qu’elle l’est en assurance-vie. C’est pour ça qu’il y a principalement 2 pays intéressants à observer car la compétition y est intense, ce sont les Pays-Bas et la France.

YO : Et pas l’Angleterre ? Où les usages des gens sont plus digitaux et directs ?

HD : Et pas l’Angleterre. L’Angleterre c’est compliqué, bien sûr qu’il y a l’effet culturel, mais par exemple en assurance-vie et produits financiers, les distributeurs indépendants font 92% du marché. Ils sont dans un système de concurrence entre eux, il n’y a pas un acteur qui est venu brutalement bousculer le jeu comme on a pu le voir ailleurs.

YO : Et pourquoi les Pays-Bas ?

HD : C’est historique. Les Hollandais sont un peuple de commerçants, qui a confiance dans le marché. En France le marché apporte tous les maux, tous. Vous trouverez rarement un Français qui vous dira « Oui la compétition c’est bien ! ». La compétition est excellente pour les commerciaux quand elle leur permet de gagner des affaires, quand ils les perdent, généralement, c’est parce que « c’était pas clair, c’était tordu, c’était pas franc ». Les Hollandais ne sont pas du tout dans cet état d’esprit, ça m’a toujours frappé. Puis depuis une vingtaine d’années que je les observe, ils avaient déjà des systèmes très installés, ils ont eu des mutuelles bien avant les Français, ils ont été les premiers à libéraliser la banque, enfin la poste-banque (qui était la banque postale) et à en faire un acteur de l’assurance, et ça pratiquement dès le début des années 90. Alors qu’en France où on parlait de la concurrence tous les matins, il y avait encore ces prés carrés, où les pouvoirs publics à travers la CNP ou la Poste faisaient concurrence aux acteurs du marché. Des situations qui ont quasiment disparu grâce à l’Europe, d’un certain point de vue. Enfin, pour répondre à votre question, je ne vois pas dans d’autres pays des démarches qui ont été particulièrement intéressantes.

YO : Est-ce qu’aujourd’hui vous voyez des start-ups, ou des sociétés un peu jeunes, qui sont innovantes, purement dans le digital / des modèles de pure players intéressants ?

HD : Oui on voit des start-ups, ou des sociétés un petit peu plus installées, qui sont sur des micro marchés généralement, sur lesquels ils ont réussi des percées tout à fait remarquables, en alliant un média de vente à distance ou des démarches très orientées sur l’affinitaire avec des constructions technologiques particulièrement innovantes. Comme Assurone, par exemple, un courtier qui s’est spécialisé dans la vente directe (il a aussi un réseau physique), et qui fait beaucoup de montages affinitaires.

YO : Montages affinitaires = ?

HD : Ca veut dire que par exemple, il a récupéré la clientèle de Mercedes ; si vous voulez, une fois que vous avez acheté votre voiture, vous pouvez vous assurer sur un site qu’ils ont monté. Ils ont montés des tas de mécanismes de ce type là et de mon point de vue, ils ont monté un système tout à fait pertinent. Et puis il y a des gens à l’affût.

Juste un autre exemple : je viens de regarder ce qui s’était passé en Grande-Bretagne. Depuis 2007/2011, ils ont réformé la distribution, enfin l’intermédiation, des produits financiers d’assurance-vie. Ils ont pondu un texte qui s’appelle RDR, Retail Distribution Review, qui avait pour objectif d’élever le professionnalisme des commerciaux, enfin des indépendants, puisque ce sont fondamentalement des indépendants, même si certains étaient liés à des banques. Ils ont interdit les commissions, donc ils ne sont pas payés par le fournisseur, ils sont payés par les honoraires qu’ils doivent négocier au cas par cas avec leurs clients, ce qui est quand même une révolution très importante, puis d’autres éléments. Ca s’est mis en place au 1er janvier 2013, là ça faisait 2 ans donc je me suis dit « on va regarder ce qui se passe ». Alors, il y avait les augures pessimistes du départ qui avaient dit « ça va être une catastrophe, ils vont disparaître », ou « ils vont en perdre 50% en route ». Il y a eu un petit tassement des effectifs, mais qui est plus lié au fait que les contraintes de professionnalisation et de formation qui étaient sensiblement plus élevées ont poussé à l’anticipation de départ de gens en fin de carrière. Et on a vu partir avant le 1er janvier 2013 pratiquement 20% des effectifs. Curieusement, au même moment les banques, qui travaillaient pour quelques-unes avec des réseaux de conseillers, se sont dit « tout ça devient trop compliqué pour nous, on ne va pas y arriver, on ne va plus faire les marges qu’on avait l’habitude de faire », et elles se sont assez massivement retirées de ce marché-là. 2 ans plus tard, que voit-on ? On voit que les gens qui sont restés ont fait l’effort de se moderniser et de se professionnaliser, et ils sont confiants, selon plusieurs études qui montrent que finalement ils ont plutôt bien progressé, tant en chiffre d’affaires qu’en rentabilité, et que globalement, ils sont plutôt pas mécontents. Mais il y a un phénomène très important qui est apparu : la commission, comme elle était intégrée dans le prix et qu’elle était proportionnelle au montant de la vente, elle avait un caractère mutualisateur. C’est-à-dire que vous étiez face à quelqu’un qui vous confiait un placement important, sans s’en rendre compte, il payait une contribution (des frais) et la commission du conseiller à un niveau sensiblement confortable. A l’autre bout de la chaîne, des gens qui avaient de petits apports, ne payaient pas au niveau de ce qu’ils auraient dû normalement payer pour le service qui leur était rendu. Mais tout ça, est devenu transparent. Ce qui fait que les apporteurs modestes ne veulent plus aller voir un conseiller dont ils trouvent le coût d’intervention trop élevé pour eux. Et les gros investisseurs ont négocié. Donc il y a une partie du marché (ex-clients) qui est sortie, et se développent des FinTech. C’est-à-dire des plateformes qui n’ont pas le choix et qui n’offrent pas non plus un conseil tel que le prévoit la loi britannique, mais qui trouvent les fonds, les accompagnements et les placements dont ils ont besoin. Donc on voit tout d’un coup le marché s’organiser, le marché, de lui-même, trouve la réponse, et probablement une réponse qui ne m’apparaît pas mauvaise, et on voit la même chose aux Pays-Bas, où il y a une partie des clients qui sont hyper-compétents, parce qu’ils connaissent bien, ils passent du temps à lire les journaux financiers, etc., qui n’ont pas besoin d’un conseiller et qui vont directement sur une plateforme. Et là il y a des choses qui sont en train d’apparaître.

Source: La Tribune

YO : Dernière question, vous-même, en tant que client et assuré, à titre personnel, qu’est-ce qui vous frustre le plus aujourd’hui ?

HD : le faible, et je suis gentil, suivi. Comme j’ai été agent et courtier, au début de ma carrière d’assureur, j’ai une affection particulière pour ces gens-là, et je constate que ceux qui s’occupent de mes affaires ne s’intéressent pas à moi.

YO : Donc là il y a une marge d’opportunités, théoriquement !

HD : Non seulement il y a une marge d’opportunités, mais tel que je me connais, si ça n’avait pas été un agent général, ça fait longtemps que j’aurai tout envoyé promener. Et c’est la difficulté qu’ils ont, c’est qu’ils ont du mal à rentrer dans des logiques de fidélisation assez professionnalisées. Ils vous disent « oui, je les vois mes clients, je leur parle, etc. ». Non. Revoir régulièrement ses clients, pour refaire un audit, parce que sa vie a pu changer en 2 ans, parce qu’il y a des enfants qui ont pu arriver ou qui sont partis, les couples se font et se défont, enfin il y a plein de raisons qui font que les choses changent. Et bien il y a finalement, quand on le regarde dans le détail, assez peu d’assureurs, quelque soit leur statut, qui gèrent ça correctement.

YO : Merci beaucoup !

 

1 réflexion au sujet de « Transformation digitale & Assurances: entretien avec Henri Debruyne, MEDI »

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.