Le Liban est un tout nouveau venu sur la scène high-tech internationale : son premier fonds d’investissement y a vu le jour en 2008, et les success stories entrepreneuriales s’y comptent encore sur les doigts de la main.
Pourtant, l’ancienne Suisse du Moyen-Orient, frontalière de la Silicon Wadi israélienne, ne manque pas d’atouts pour émerger à l’échelle régionale des pays arabes, voire internationale. Quels sont-ils, et quel intérêt présentent-ils également pour les entrepreneurs et investisseurs étrangers ?
Dans cet entretien, nous rencontrons Nicolas Rouhana, manager du fonds d’investissement Insure & Match Capital, et ancien manager du premier incubateur libanais Berytech.
Youmna Ovazza : Bonjour, je suis aujourd’hui au Liban, avec Nicolas Rouhana, General Manager de Insure & Match Capital, fonds d’investissement « spin-off » de Berytech, et nous allons parler d’innovation digitale au Liban.
Bonjour Nicolas, peux-tu commencer par nous présenter ton activité actuelle ?
Nicolas Rouhana : Oui, j’étais manager de Berytech jusqu’à avril 2015, depuis je suis manager de Insure & Match Capital, fonds d’investissement early stage spin-off de Bérytech. Mon activité dans Bérytech était de l’incubation, du business development et de l’aide aux entrepreneurs. Aujourd’hui, je suis directement impliqué dans des investissements directs dans des start-ups early stage, dans lesquelles on prend des parts (equity). Ce fonds, IM Capital, est issu de l’US Aid, auquel la fondation Berytech a postulé.
Il y a 3 composantes à ce fonds :
- Faire des investissements directs.
- Garantir des investissements.
- Assistance technique, « capacity building », mentorship, etc. soit pour les investisseurs, soit pour aider les entrepreneurs à avoir accès au financement.
Nous couvrons tous les secteurs d’activité porteurs, pas uniquement le secteur technologique. Ce fonds a des objectifs de rentabilité, bien sûr, mais il doit aussi créer des emplois et contribuer à l’économie du pays.
Quand je dis « tous secteurs », c’est vraiment tous secteurs confondus : par exemple, nous avons co-financé un film récemment.
YO : Un film de cinéma ? C’est la première fois que je vois ça dans des start-ups !
NR : Oui, un film de cinéma libanais :). Nous sommes un fonds « with a twist », pas vraiment comme les fonds classiques. Il y a pas mal de fonds qui se créent maintenant, grâce à la circulaire 331 de la Banque du Liban dont tu as entendu parler, qui sont assez consistants, qui démarrent à 50, 60 millions de dollars, mais leur champ d’activité est très focalisé sur le secteur de la connaissance au sein des nouvelles technologies (knowledge-based), c’est un champ d’activités assez restreint.
Notre fonds est plus petit, on a 15 millions de dollars, mais on a une plus grande latitude d’action que les autres fonds, comme le « matching » dans n’importe quel secteur ; on peut aussi faire des investissements dans d’autres fonds, accélérateurs ou incubateurs – on vient par exemple de faire un co-investissement dans le premier accélérateur du Liban, Speed. Et on peut aller directement dans des early stage ou start-ups. Ca c’est pour la partie financement ou co-financement.
Et on a une autre partie, que personne ne fait, qui est la garantie des investissements des investisseurs : si après 2 ans, un investisseur veut sortir, on lui rachète ses parts, c’est comme s’il achetait une assurance. On n’est pas une assurance, mais on lui garantit de lui racheter ses parts avec un prix fixé au préalable.
Tout ça correspond à notre mandat, qui est d’encourager les investissements assez risqués, où personne ne va. Les fonds existants préfèrent aller dans du later-stage, et de l’accélération, où c’est moins risqué. Nous on veut aussi encourager des investisseurs privés, des angels networks, car il n’y a pas vraiment d’activité de business angels au Liban, ce n’est pas structuré, il n’y a pas de réseau. Donc l’idée c’est aussi d’aider et d’encourager ce genre de choses, de co-financer, on peut aussi faire du « capacity building » pour ces gens (= montée en compétences), on a commencé à amener des experts des Etats-Unis pour cela.
YO : Peux-tu juste bien préciser l’origine du fonds ? Il est américain c’est ça ?
NR : Oui, c’est un programme spécial de l’US Aid. C’est un programme régional, ils ont débloqué quelques centaines de millions de dollars pour aider les start ups et les activités early stage à avoir accès à du financement. Il y a 7 pays de la région MENA, dont le Liban. Il y a eu un appel à candidatures, on a postulé, avec tout un dossier, et on a eu cette « subvention », qui se décline en equity. Il faut que ce soit sustainable sur 20 ans.
YO : Du coup, peux-tu nous décrire les différents types de start-ups et de produits et services qui se développent maintenant au Liban ?
NR : Ils couvrent presque tous les domaines dans l’IT : mobile, gaming, cloud, web, e-commerce, social networks… On trouve de tout, c’est assez large.
YO : Y’a-t-il des sujets qui se développent ailleurs dans le monde actuellement et qu’on ne trouve pas encore au Liban ?
NR : On trouve de tout, mais il y a moins de FinTech, ce n’est pas encore très développé car c’est un secteur très régulé, la Banque Centrale réglemente beaucoup les choses, mais sinon tout se développe.
Il y a aussi des projets dans la techno hardware, pas uniquement dans le software: on a une entrepreneuse qui a inventé une nouvelle façon de mesurer les battements de cœur en l’appliquant à la natation (Instabeat), on a une autre société qui innove dans la manière de régler les guitares automatiquement (Roadie Tuner)… On a un début de Fab Labs, et on est en train de voir comment mettre en place des infrastructures pour aider à ce type de développements, car ça manque aujourd’hui.
YO : Au Liban les conditions techniques sont difficiles, est-ce qu’ils sont ici (dans l’immeuble Berytech au Beirut Digital District), dans des conditions meilleures ? C’est quoi la réalité du terrain, concrètement, les difficultés que les entrepreneurs rencontrent ?
NR : Evidemment, la connexion internet est primordiale. Elle existe, elle fonctionne, mais on peut faire beaucoup mieux ! Ici, c’est cher. Hier on a eu un Canadien qui nous disait qu’il avait 100 Mbits chez lui à la maison pour 65$. Ici on paie 100 Mbits 15 000$/mois. Le ratio est démentiel. C’est une vraie contrainte. Je ne veux pas être péjoratif, mais ça c’est une vraie contrainte, on peut faire mille fois mieux.
YO : Et quelles sont les opportunités majeures au Liban, ou pour des entrepreneurs qui voudraient s’y installer ?
NR : Déjà, la première chose aujourd’hui, c’est l’accès au financement. On commence à le voir, il y a des entrepreneurs qui viennent des Etats-Unis, du Canada, parce qu’ils savent qu’il y a maintenant ce déblocage d’argent et qui viennent en profiter, parce qu’ils ont le savoir-faire, le réseau, ils savent monter des affaires.
YO : Ce sont des Libanais d’origine ?
NR : Certains, mais pas forcément. Pas plus tard qu’hier on a eu un Afro-Américain venu de Washington qui est venu pitcher pour une idée qu’il a dans la région, et il lève des fonds au Liban ! Donc il n’y a pas que des Libanais.
Le financement donc, c’est la première chose.
Deuxièmement : les talents ! Les gens ont un bon niveau de formation, c’est moins cher que de démarrer aux US, on a un bon niveau de talents localement. C’est quelque chose de recherché. Pour quelqu’un qui veut avoir accès aux pays du Golfe, c’est aussi intéressant de démarrer à partir du Liban car on est à équidistance de l’Europe et du Golfe.
Enfin, le trilinguisme des Libanais. Sans oublier le climat, qui n’est pas si mal que ça non plus !
YO : Qui sont les acteurs principaux de l’écosystème digital, high-tech ?
NR : Evidemment, il y a Berytech. Il y a les fonds, il y en a pas mal qui existent maintenant et qui essaient de se compléter, en termes de early stage, d’accélération, de seed, etc. avec des tickets variés.
YO : Ils sont d’origine variée aussi ? Ou c’est essentiellement la Banque du Liban ?
NR : C’est essentiellement la Banque du Liban. Mais c’est déjà ça, c’est déjà 200 millions de $ débloqués. Et à côté, il y a beaucoup de structures qui aident, comme Berytech par exemple, qui est un incubateur et un genre de pépinière et d’hôtel d’entreprise.
YO : Berytech était une initiative privée ?
NR : C’est une initiative privée qui émane de l’Université St-Joseph, qui est elle aussi une université privée. Ca remonte à 2001, où ils voulaient construire une structure qui aide les entrepreneurs à démarrer leur entreprise, associée à un lieu physique avec tous les services. C’est le plus ancien incubateur au Liban, et le premier certifié par EBN, European Business Network, un label de Business Innovation Centers. Berytech a été labellisé en 2006, le premier dans la région.
Berytech a grandi d’une première structure à deux autres, ici on est dans la troisième à Beirut Digital District, les deux autres sont sur le campus de l’université Saint-Joseph.
Il y a de l’assistance aux entrepreneurs et des formations, il y a des concours, on est dans pas mal de programmes d’innovation sociale, de technologie, pour femmes entrepreneurs…
Donc Berytech est le plus ancien, avec une masse critique. Et puis évidemment, au fil des années, il y a eu pas mal d’autres structures qui ont démarré, comme Bader, qui est une ONG pour promouvoir l’entrepreneuriat et a des programmes spéciques là-dessus. Il y a AltCity qui est un espace de co-working et un café numérique, il y a Speed, l’accélérateur, qui démarre. Et bon il y a les universités qui commencent à avoir des chaires d’entrepreneuriat…
Il y a aussi pas mal d’activités qui se font, comme des Start-up week-ends, il y a le Global Entrepreneurship Week, il y a le UK-Lebanon Tech Hub pour accélérer des boîtes entre Beyrouth et Londres… Il y a beaucoup d’acteurs qui démarrent avec des activités autour de l’entrepreneuriat.
YO : Et Beirut Digital District, c’est une initiative privée ? Les immeubles appartiennent à qui ?
NR : Il y a un promoteur immobilier, ZRE. Quand ils ont voulu lancer cette initiative, c’était un MOU (Memorandum of Understanding = protocole d’accord) à trois : il y a le promoteur immobilier, qui a acheté cette parcelle-là et qui la développe, tout lui appartient. Il y avait le Ministère des Télécom, à l’époque, avec l’idée de labelliser cette zone sous un certain nombre de conditions (dont le promoteur fait partie). Et une autre condition était d’avoir un incubateur, un accélérateur, un fonds, etc., c’est pour cela que Berytech est là, on a cru au projet et on était un des trois fondateurs de ce projet. On a ce bâtiment-là qu’on exploite, avec les activités d’incubateur, de pépinière et d’hôtel d’entreprises, plus le fonds Berytech I qui était le premier fonds d’investissement en 2008 avec 6 millions de $ qui a été totalement investi, et on a levé un second fonds de 51 millions de $ (Berytech II), plus les 15 millions de $ du IM Capital que je gère, ce qui fait que Berytech a un certain impact ici.
Donc on a démarré ça, et puis petit à petit ça se remplit, ça prend forme. Ca a permis de créer une dynamique qui a attiré pas mal d’autres acteurs de l’écosystème : il y a 2 autres fonds qui ont pris leurs quartiers généraux ici, il y a un co-working space… Il y a Arabnet…
YO : Et quels sont les profils des entrepreneurs, ils viennent d’où ? Est-ce que ce sont des jeunes d’ici qui démarrent en sortant de l’université, est-ce que sont des Libanais expatriés ou d’origine Libanaise expérimentés ?
NR : Oui, ce sont plutôt des trentenaires, « middle-aged ». Il y a des jeunes qui sortent directement de l’université, mais c’est plutôt rare (environ 10%). Ce sont plutôt des « middle-aged » qui voient une opportunité et qui se lancent. C’est généralement la première entreprise qu’ils créent.
YO : Pour l’instant, y’a-t-il eu beaucoup de sorties (exits) ? Quel est l’âge moyen d’une start-up ?
NR : On n’en parle, déjà, que quand les gens veulent en parler. Il y a parfois des fusions ou des acquisitions dont les gens ne veulent pas parler. Ca dépend si c’est un succès ou pas. Les sorties dont on parle, ce sont plutôt celles de start-ups qui avaient un VC qui a revendu ses parts à un plus grand groupe, c’est ce qui fait plutôt parler les journaux. Mais il n’y a pas eu encore tellement de cas. On a peu de statistiques disponibles, il n’y a pas encore assez de recul. Bérytech I était le premier, en 2008, on n’a pas eu ce genre de sorties. Il y a eu un cas chez MEVP, ils ont vendu Shahiya (société NetSila) à un groupe japonais, 10 ou 12 fois l’investissement initial.
Il ne faut pas oublier que toute cette activité est récente. Il y a des sorties partielles, ou des fonds qui rachètent les parts d’un autre fonds…
YO : Mais les entrepreneurs arrivent à développer une activité lucrative en tant que telle ? Ils arrivent à en vivre ? Parce qu’il y a des start-ups qui peuvent arriver à se faire financer, sans trouver le bon modèle économique.
NR : Ah oui, évidemment, on a des sociétés qui tournent. Les VC qui mettent de l’argent aujourd’hui, doivent avoir un revenue stream quelque part, ils ne peuvent pas injecter de l’argent pendant 3 ou 4 ans sans revenus. Il faut qu’il y ait une traction, la preuve d’un potentiel de marché. Les investisseurs deviennent plus regardants là-dessus.
YO : Quels sont les enjeux des prochaines années, pour l’écosystème, pour les investisseurs ? Les points critiques ou faibles pour que ça devienne un vrai écosystème ? Ca se joue à quel niveau ?
NR : Evidemment, on va oublier tout le contexte géopolitique et tout ça, ça ne dépend pas de nous, ne parlons pas de ça. Mais c’est lié, hélas !
Car la première chose qu’il faut faire, c’est retenir les talents ! Ce matin, on avait un jury d’étudiants, d’ingénieurs dernière année de différentes universités libanaises (AUB, Usek, etc.), qui ont fait de super produits. Quand on leur demande : « que faites-vous l’année prochaine ? », on en a deux qui vont en France, un aux Etats-Unis… C’est sympathique, mais la crème de la crème, qui est supposée faire des choses intéressantes, s’en va à partir de lundi prochain ! Ils nous ont même donné la date. On n’a même pas le temps de les retenir. Il faut avoir des success stories, pour donner envie aux jeunes et les inspirer.
On n’en est pas encore là, mais il faut avoir des talents ! S’il n’y a pas de talents, que peut-on faire ? On en a, mais pas assez, pour avoir des effets d’échelle.
Deuxième point : il faut du deal flow. Parce qu’on a 200 millions de $, il faut les investir. Il y a encore 200 millions autres dollars qui attendent. S’il n’y a pas assez d’opportunités, qu’est-ce qu’on fait ? Il faut créer ces opportunités, il faut qu’il y ait des projets, c’est pour cela qu’on est dans ces programmes de seed accelerator, pour justement inciter et avoir du deal flow.
Et l’internet évidemment: peut mieux faire ! Parce que ça, c’est primordial. Tous les secteurs confondus l’utilisent. On a aussi des problèmes d’électricité, il y a des problèmes d’infrastructure énormes. Je vais m’arrêter là ! 🙂
YO : Pour finir, 3 / 4 start-ups intéressantes à suivre, à encourager, à développer ?
NR : Ca peut être Instabeat, dont on a parlé plus tôt. Il y a aussi Dermandar, une application de vision panoramique à 360°.
On est en train de voir des sociétés maintenant dans le Big Data analytics, appliquées par exemple, à la géopolitique : ils collectent et analysent l’information de ce qui se passe dans la région, un barrage qui se ferme, etc. pour des entreprises comme DHL, Total, etc. Ca montre en temps réel sur une carte ce qui se passe. C’est encore sous le radar, mais ça va venir. Donc on voit du potentiel, énorme, donc on est là pour ces gens-là, pour les aider à grandir !