Alors que la croissance est tirée en grande partie par les entreprises du numérique, les femmes restent ultra-minoritaires dans les métiers de l’informatique, en particulier dans ceux de la programmation.
Pourquoi ? Comment changer cela ?
J’ai interviewé 4 femmes développeuses pour explorer leur parcours, leur expérience, et leur point de vue sur le sujet.
Dernier entretien de cette série avec Agnès Crépet, développeuse et Java Champion.
Transcription complète de l’interview:
Youmna Ovazza: Bonjour, je suis aujourd’hui avec Agnès Crépet.
Alors que la croissance est tirée en grande partie par les entreprises et les métiers du numérique, les femmes restent ultra-minoritaires dans les métiers de l’informatique, et en particulier dans ceux de la programmation. Pourquoi? Et comment changer cela?
On va échanger aujourd’hui avec Agnès, pour explorer son parcours, son expérience et son point de vue sur la question.
Agnès, merci de m’accorder cette interview!
Peux-tu commencer par nous présenter ton activité actuelle, avant de revoir ton parcours? Quelles sont tes activités principales aujourd’hui?
Agnès Crépet: Au niveau pro aujourd’hui, je fais partie d’une société que j’ai co-fondée avec 3 autres personnes, qui s’appelle Ninja Squad. C’est une société de développeurs un peu passionnés, on a essayé de monter une forme de société sur base coopérative, sur format Scop même si ce n’en est pas une, où chaque personne a le même pouvoir, et où surtout on avait envie de bosser comme on pouvait l’imaginer: on a un jour de veille par semaine, on essaie de faire des projets en interne, de créer l’application qui va révolutionner le monde entier… qu’on n’a pas encore faite mais qu’on va bientôt faire :), de choisir un peu les projets sur lesquels on va bosser, voilà… On a monté cette société en nous disant que ça nous permettrait de travailler un peu plus comme on avait envie de le faire.
A côté je suis également à l’Ecole des Mines de Saint-Etienne, pour travailler sur l’innovation pédagogique: grosso modo, jusqu’à il y a quelques années, la France ne se posait pas beaucoup de questions là-dessus. Avec l’essor des campus innovants, notamment aux Etats-Unis, dans les pays anglo-saxons, il y a cette volonté quand même en France de tourner les campus vers les nouvelles technologies etc., donc je les accompagne un peu là-dessus.
YO: Et en termes de clients, par rapport à ton activité, peux-tu nous donner une idée des types de clients ou des types de problématiques sur lesquels vous travaillez?
AC: Ninja Squad peut travailler sur n’importe quel domaine fonctionnel, actuellement notre gros client est dans le domaine électrique, autour des nouvelles règles de consommation électrique. C’est très large, on peut bosser dans le domaine médical… on n’a pas de spécialité métier en fait.
YO: Quand toi tu dois te présenter, comment tu te définis toi-même? Comme codeuse, développeuse, programmatrice, informaticienne, rien de tout ça?
AC: Alors, soit développeuse soit informaticienne, ça dépend du public. Informaticienne c’est plus simple, parce qu’au moins quelqu’un qui ne connaît pas du tout le domaine, je lui dis « je fais de l’informatique »… C’est vrai que je fais plutôt du développement, mais pas que ça. J’ai occupé pendant longtemps un poste d’architecte dans la DSI d’un laboratoire pharmaceutique, où du coup quand tu es architecte tu fais certes du dév, mais aussi du coaching technique de développeurs, moi j’ai pas mal bossé autour des méthodes dites agiles, des nouvelles manières de gérer des projets qui vont à l’encontre des méthodes prédictives, voilà, pour moi ça englobait d’autres tâches que le développement… Donc ça dépend, mais en général je préfère le terme développeuse.
YO: Pourquoi? Et est-ce que c’est un terme qui te paraît restrictif, quand on essaie de l’associer aux femmes dans le numérique?
AC: Par rapport aux femmes, pas forcément, par contre le métier de développeur, c’est souvent mal vu! Moi mon copain est développeur, par exemple, on s’est retrouvé à un mariage il y a pas longtemps, il était avec des ex-collègues à lui de sa promo d’ingénieurs, et quand un des gars lui a demandé ce qu’il faisait comme boulot, il a dit « je suis développeur », le mec ne lui a plus adressé la parole de la soirée, genre « t’es un loser t’as perdu ta vie quoi »!
YO: Et pourquoi?
AC: Parce que je pense qu’en France le métier de développeur est vraiment mal perçu. Alors ça change, il y a des initiatives comme « Fier d’être développeur » qui nous font du bien, qui ont permis de valoriser ces métiers-là, il y a les Anglo-Saxons qui font aussi beaucoup de bien à la communauté de développeurs en place, qui essaie de faire tout pour valoriser ces métiers…
Mais dans l’inconscient collectif c’est quand même un métier qui aujourd’hui en France n’est pas ultra-valorisé. Même si ça a tendance à changer et même si j’espère bien que dans 10 ans ce soit différent. Mais aujourd’hui, quand tu as fait Bac+5, que tu es ingénieur et que 10 ans après, passé 30 ans, t’es encore « dév », il y a des gens qui considèrent que c’est un peu la loose quoi, voilà. T’as pas atteint un poste de chef de projet, t’as pas atteint un poste de manager…
Donc du coup j’aime bien aussi dire que – moi j’ai 38 ans dans une semaine – je suis développeuse, que je suis dans un métier technique de l’informatique, pour dire justement que je n’ai pas l’impression d’avoir perdu ma vie! Voilà, j’aime bien jouer là-dessus pour enclencher des discussions intéressantes autour de ce sujet du métier de développeur.
YO: Qu’est-ce qui t’a incitée au départ à t’intéresser à ce métier ou à cet univers?
AC: Quand j’avais 16-18 ans, j’avais pas mal d’amis qui étaient dans le monde Linux, du logiciel libre, plutôt côté administration système, j’ai commencé à rentrer dans le monde Linus à cet âge-là, mais plus sous l’angle » j’installe Linux, j’apprends à découvrir ce système d’exploitation etc. ». Et rapidement je me suis rendue compte que ce monde-là, qui était celui des logiciels libres, était très ouvert, qu’on pouvait y participer, pour apporter sa pierre à l’édifice et pouvoir contribuer à des projets ou à des développements collaboratifs.
Donc c’est vraiment l’éthique, la philosophie sous-jacente au monde des logiciels libres qui m’a donné envie d’être développeuse, qui m’a donné cette envie de de pouvoir participer à un projet d’échange de savoirs communs, cette espèce d’utopie concrète. Donc ça ça m’a fait un peu rêver et c’est vraiment ce pourquoi j’ai choisi ce métier à la base.
Ca peut choquer un petit peu les purs geeks, je n’ai pas choisi ce métier à la base parce que j’étais depuis mes 10 ans dingue de coding, je ne suis pas tombée dedans à 10 ans, je ne faisais pas du code. Mes parents n’avaient pas d’ordi, je venais d’un milieu où il n’y avait pas ça, j’ai commencé à toucher à l’ordinateur j’avais 17 ans. Donc ce n’était pas du tout dans ma famille, je n’étais pas prédestinée à être informaticienne. C’est plus le monde des logiciels libres qui m’a donné envie de faire ce métier aujourd’hui, toute l’éthique sous-jacente, historique etc., le fait que beaucoup d’acteurs du monde du logiciel libre et du monde de la micro-informatique d’ailleurs, viennent de toute la philosophie du « Do-It-Yourself », avec cette volonté de faire par soi-même les choses, d’acquérir une autonomie sur des savoirs techniques, etc., et ça ça me parlait. A cet âge-là, j’avais envie d’aller vers ça.
Et quand j’ai commencé des études là-dedans, le côté technique m’a éclatée. Le côté où tu passes des nuits à essayer de coder un truc et que le matin ça marche… l’appétence technique est venue plus tard en fait. Mais c’est vraiment la philosophie sous-jacente au monde du logiciel libre qui m’a d’abord orientée.
YO: C’est bien, tu anticipes toutes mes questions! Du coup, j’en avais deux, je vais quand même les poser pour creuser un peu! Quelles études tu as faites, concrètement?
AC: J’ai fait un DEUG Sciences, Licence-Maîtrise-DEA de Sciences Cognitives, donc les sciences du cerveau au sens large, et j’ai pris une spécialité informatique en licence. Maîtrise-DEA, je faisais des stages d’études sur tout ce qui touche à l’intelligence artificielle, au machine learning, etc. Et après mon DEA en intelligence artificielle, j’ai fait cette spécialité-là, j’avais l’impression qu’il me manquait encore des bases en algo(rithmie) pure, et donc du coup j’ai passé un concours pour rentrer à l’Ecole des Mines de Saint-Etienne, pour avoir justement l’équivalence d’un diplôme classique d’ingénieur informatique, voilà, plutôt profil développement, pour acquérir les bases de l’algorithmie qui me manquaient un peu vu que mon parcours était plus tourné sciences cognitives à la base.
YO: Mais tu disais, tu faisais référence à ton univers familial, j’ai une question là-dessus: de quelle manière l’environnement, qu’il soit familial, amical, géographique, favorise l’orientation? Toi ce que tu disais, c’est vraiment l’univers des copains?
AC: Oui, des copains. Ce n’est pas les parents, parce qu’ils n’étaient pas dedans. Mon père n’est pas complètement en-dehors du truc, mais disons qu’il ne m’a jamais invitée à avoir un ordi chez nous ou à s’amuser à des jeux vidéos, etc., ce n’est pas son truc. Il a d’autres qualités, mais pas celles-là J.
YO: Tu as des frères et soeurs?
AC: Je n’ai pas de frères et soeurs, donc je n’avais pas de mentor, je n’avais de grand frère qui me tire vers tout ça, par contre, vraiment, dans mes copains de lycée, j’avais des gens qui étaient intéressés par ça, surtout fin du lycée début des études supérieures, là j’ai rencontré vraiment des gens qui étaient dedans, et des gens en fait que j’ai rencontrés par un autre biais, qui est celui de la musique. Je suis rentrée dans des associations culturelles qui organisent des concerts, et c’est dans ce milieu-là que j’ai rencontré des gens qui étaient et fans de musique et fans d’informatique; donc c’est un hasard, et c’est vraiment grâce à ces gens-là que j’ai découvert le monde de l’informatique libre.
YO: Quel a été ton parcours professionnel ensuite? Les étapes déterminantes? Et pourquoi elles l’ont été?
AC: Je suis rentrée tout de suite après mes études chez un éditeur bancaire, où là je faisais du développement Java pur.
YO: C’était le hasard? La recherche de boulot, répondre à une annonce, etc.?
AC: J’étais aux Mines, il y avait une boîte qui propose un poste de développeur Java, j’y suis allée, voilà, c’était vraiment le hasard. Et j’ai eu de la chance, je pense, parce qu’autant la banque, je n’ai pas du tout d’appétence dans ce domaine-là, par contre, j’ai eu la chance de pouvoir faire de la R&D dans cette boîte. Alors qu’en fait j’étais jeune embauchée, avec les couleurs des Mines de Saint-Etienne, et comme beaucoup de boîtes, ces tâches étaient confiées aux ingénieurs alors que je pense qu’il y a des profils Bac +2 ou Bac + 3 qui ont largement le niveau des ingénieurs, et du coup moi ils m’ont confiée des tâches de R&D rapidement. Je faisais du dév, et un peu de R&D.
J’ai bossé sur des premières versions de frameworks connus aujourd’hui comme Hibernate, donc ça m’a mis tout de suite le nez dans la technique, voilà. Il n’y avait pas forcément beaucoup de communautés de développeurs à cette époque, mais par contre il y avait déjà les premiers forums en ligne, donc j’ai découvert un peu tout cet univers lié aux frameworks techniques de l’écosystème Java, et ça m’a vraiment plu, donc je pense que j’ai acquis pas mal de connaissances et de compétences à cette époque-là.
Et au bout de 2, 3 ans, je me suis dit « le monde bancaire, ce n’est quand même pas ma tasse de thé », ils ne sont pas très très fun…. en tout cas je ne me sentais pas forcément bien là-dedans, et du coup j’ai voulu bosser dans une boîte de services. J’ai bossé 5 ans dans une boîte de services comme architecte Java, où là vraiment je changeais de mission ultra fréquemment, donc je me frottais à plein de contextes différents, donc là j’ai fait un peu mes armes sur le fait de pouvoir s’adapter rapidement à des contextes techniques variés, et je n’avais pas fait la case DSI (service informatique d’une grande boîte), donc j’ai voulu essayer ça quelques années plus tard.
Je suis rentrée à la DSI d’un labo pharmaceutique, comme architecte pendant quelques années, où là l’intérêt que j’ai vu, c’est que la boîte devait se tourner vers la refonte d’un système d’information – en gros ils devaient re-développer toutes les applis qui étaient un peu poussiéreuses chez eux – et donc là c’était super classe parce qu’on devait tout faire, tous les choix techniques qui devaient être un peu pérennes puisque c’était pour quelques années. Et avec vraiment une liberté totale, carte blanche. Donc ça ça a été, techniquement, une super case.
Et puis je n’avais pas tenté la case entrepreneuriat, monter sa boîte, et c’est vraiment… Il y a des moments où je me dis que j’aurais pu le faire plus tôt, mais en fait pas forcément. Monter sa boîte, je l’ai montée à 32, 33 ans, ça peut paraître vieux, mais en fait pas tant que ça, parce que du coup t’es passé par différentes étapes avant, c’est à cette époque-là que je l’ai fait, et c’est pas si mal, parce que tu as aussi des envies qui arrivent au fur et à mesure. A 25 ans, je pense que je n’avais pas des envies très structurées en fait, autour de mon métier de développeuse.
YO: Quelles sont tes spécialités aujourd’hui?
AC: Alors moi je suis plutôt techniquement, autour de l’écosystème Java; petit à petit j’essaie de me mettre à d’autres langages comme Javascript; mais c’est vraiment une technique, autour de ce langage-là.
Après j’ai d’autres compétences autour de l’agilité, c’est-à-dire que je donne pas mal de formations autour de l’agilité avec ce côté assez technique, j’ai aussi encadré pas mal de projets en méthode agile. Donc j’ai ces 2 compétences
Et après, depuis peu, j’essaie de faire des choses autour de l’enseignement. C’est pour ça que j’aide l’Ecole des Mines en ce moment là-dessus, autour de tout ce qui touche à l’ingénierie pédagogique et aux nouvelles manières d’enseigner et de faire apprendre.
YO: Est-ce qu’il y a à l’inverse, des langages ou des sujets que tu n’aimes pas du tout, et pourquoi?
AC: J’ai longtemps fait du C, donc, voilà, un langage par lequel je suis passée, à l’époque quand je faisais des algos en intelligence artificielle, c’était quasiment qu’en C. Et aujourd’hui, c’est rigolo, il n’y a pas longtemps j’ai donné un cours en C, et c’est un langage que je trouve très difficile, et justement pas forcément bien fait pour apprendre un langage de programmation. Et hélas, il se retrouve dans beaucoup de cursus d’élèves qui apprennent l’ingénierie informatique.
YO: Et c’est anti-pédagogique?
AC: Voilà, je trouve que c’est un langage très difficile, qui tout de suite peut faire rentrer dans des problématiques compliquées pour quelqu’un qui ne connaît pas le domaine des langages de programmation, donc voilà… Après, ce n’est pas que je n’aime pas, mais tout ce qui est front-office, je n’ai pas forcément de grosses compétences dans ce domaine-là, ce n’est pas forcément mon domaine, je suis plutôt une développeuse back-office. Tout ce qui est front, je ne suis pas encore assez à l’aise pour pouvoir m’éclater.
YO: Aujourd’hui, qu’est-ce qui te plaît particulièrement dans ton métier, et est-ce que ce sont les mêmes raisons qui t’avaient incitée au départ, que tu as évoquées il y a quelques minutes, ou est-ce qu’aujourd’hui il y aurait d’autres raisons qui font que ça te plaît et que tu y restes?
AC: Je suis toujours très fière de pouvoir baigner dans cet écosystème de la création de logiciels, avec à la fois le côté « dans le monde du libre, on peut faire ce qu’on veut », et à la fois le côté « avec un ordi, on peut tout faire », on peut créer l’appli dont on a envie, l’appli de ses rêves, qui peut éventuellement changer la vie d’autres personnes… voilà, toujours ce rêve-là, pour moi c’est toujours présent, de manière assez forte.
Après, il y a quelque chose que j’ai découvert au fur et à mesure des années, c’est tout ce que je touchais du doigt au début mais que je n’avais pas forcément expérimenté, c’est vraiment l’échange de savoirs, le fait de voir les yeux qui brillent d’une personne qui ne connaît pas le domaine et qui le découvre à travers ce que tu vas lui apprendre, toute l’effervescence des communautés de développeurs, c’est quelque chose de fabuleux.
Quand j’ai commencé à bosser, il n’y avait pas ça, il n’y avait pas de JUG (Java User Groups), il y avait peu de conférences de développeurs en France, c’était assez, pas ghettoisé, mais il n’y avait pas forcément d’échanges très nombreux entre les gens de cette communauté, et ça a été une vraie éclosion à partir des années 2007/2008/2009, fin des années 2000, et ça c’est quelque chose de fabuleux, que je n’anticipais pas du tout quand j’ai commencé à bosser. C’est-à-dire qu’aujourd’hui, tu peux te rendre à 5 meetups dans la semaine, un sur Javascript, un sur Androïd, un sur Java, enfin voilà, le monde des communautés de développeurs est ultra-actif et ultra-riche, et tu peux vraiment t’ouvrir à plein de domaines qui à la base ne sont pas les tiens.
Moi je ne connais pas du tout le monde de la mobilité, du dév natif Android je ne connais pas, il n’y a pas longtemps il a fallu que je m’y mette parce qu’on avait avec l’association Duchess France une appli à faire sur Android et la communauté peut t’aider à monter en compétences sur ce domaine-là. Ce que je trouve fabuleux dans ce métier, c’est cette communauté qui te permet de pouvoir apprendre en continu. Apprendre chez toi si t’as envie, mais aussi aller poser tes fesses sur un banc d’école à côté d’une autre personne qui peut t’aider à monter en compétences rapidement. Ca, c’est quand même fabuleux, et ce n’est pas dans tous les métiers aujourd’hui. Quand je parle à des amis qui ne sont pas du tout dans l’informatique, il n’y a pas cet aspect communauté. Et ça je ne l’anticipe pas, enfin je ne le voyais pas aussi fort quand j’ai commencé au début des années 2000.
YO: Et est-ce que la dimension « valeurs et éthique » à laquelle tu étais très sensible, tu la retrouves encore aujourd’hui, ou est-ce que tu as l’impression qu’il y a des choses qui changent?
AC: Elle existe toujours; après, moi-même, je n’ai plus participé, parce que j’avais d’autres choses à faire, et je n’ai pas créé un logiciel libre qui a révolutionné la face du monde, donc je n’ai pas énormément participé à ce domaine-là; le rêve de l’époque n’a pas forcément été poursuivi, par contre je suis super contente d’avoir participé au fait de monter une boîte dans l’IT qui correspond un peu à une manière de travailler telle que je pouvais en rêver quoi.
YO: Qu’est-ce qui te différencie, te distingue de tes collègues, dans ta manière de travailler? Est-ce que tu le sais, ou est-ce qu’on te l’a dit?
AC: Alors qu’est-ce qu’on dit sur moi?
YO: Ce n’est pas du tout pour parler de quelque chose de personnel, là où je veux en venir après, c’est sur la dimension « féminine » ou pas.
AC: Ce qu’on dit sur moi, c’est que j’arrive à faire adhérer les gens, souvent, à un projet, à une direction technique, ce genre de choses; ce qui peut être une qualité « féminine », alors je mets des guillemets, ce sont souvent des choses qu’on peut retrouver chez des filles, le fait de ne pas être branchées par le pouvoir absolu, et sont plus focalisées sur les objectifs communs. Je pense que je peux retrouver ça chez moi, ce qui me fait « tripper » c’est plus le fait d’aller ensemble à un objectif, et je peux mettre plein d’énergie pour arriver à ça et à ce que l’équipe y arrive, ce sont souvent des choses qu’on dit sur moi, le fait que j’arrive à entraîner un peu les gens vers un objectif à atteindre.
Ca peut s’expliquer effectivement parce que peut-être que les filles sont un peu moins dirigées par des objectifs perso; c’est quelque chose que les sociologues observent beaucoup en fait, dans la gent féminine, et que je retrouve aussi chez des collègues filles.
YO: J’allais te poser la question, du coup, est-ce que c’est quelque chose que tu observes chez d’autres filles, est-ce que c’est une particularité, un atout des femmes, dans le métier, ou est-ce une question de personnalité, tout simplement?
AC: Moi j’ai retrouvé beaucoup ça chez des filles, aujourd’hui je fais partie de l’association Duchess France, on était en train de manger toutes ensemble à Paris, pour un déplacement que j’avais à faire, et on le disait à nouveau quoi, le fait de vouloir toutes ensemble un objectif commun pour notre association sans se mettre en avant l’une ou l’autre, c’est quelque chose dont on a parlé ensemble hier soir comme une valeur essentielle de notre collectif, et quelque chose qu’on retrouve forcément dans la gent féminine, c’est quelque chose qui n’est pas forcément lié à une personne, je trouve, c’est lié au sexe féminin.
YO: Est-ce que toi tu as développé un point de vue, des observations, sur les différences entre les hommes et les femmes dans le développement informatique? Mais que ce soit sur la manière de réfléchir, ou de travailler, ou la motivation, ou les types d’objectifs… à différent niveau?
AC: Techniquement pas forcément, on a tous un niveau semblable, ça dépend des personnes à ce niveau-là. Après, oui, ce que je disais, par rapport à ma réflexion de tout à l’heure, c’est que je pense que quand il y a des filles dans une équipe, quand il y a plus de mixité dans une équipe, c’est bien. Je ne dis pas forcément, c’est mieux d’avoir des filles, mais plus de mixité. De parité, pas forcément, mais quand tu es dans une équipe où il n’y a que des mecs, ou que des filles, c’est un peu chiant, sur plein de sujets; si tu n’as que des mecs, tu vas tomber dans des travers où il peut y avoir des jeux de challenges techniques un peu sans but réel, voilà, des choses un peu pénibles à ce niveau-là, que j’ai moins observées quand j’ai travaillé avec des équipes plus mixtes, où du coup il y a moins ce besoin, cette envie d’être le meilleur etc., en tout cas c’est ce que moi j’ai observé.
La mixité dans une équipe c’est vachement bien, et la mixité de genre, et j’irais même plus loin, la mixité de cultures; de culture pro, moi j’ai bossé dans des équipes où il y avait des Dev Ops, donc à la fois développeurs à la fois opérations donc production, sys admin, etc., c’est vachement bien. Donc des gens de culture différente, et j’irai même plus loin, de culture tout court, des gens qui ne viennent pas forcément de France, ça ouvre les perspectives. Moi j’ai fait avec mon copain, un tour du monde pendant un an, on a donné quelques conférences en Asie, etc., et on a rencontré des gens, en Asie, en Afrique, qui nous ont éclaté! Et ça fait un bien fou, de pouvoir rencontrer ces gens-là.
En Afrique, on s’est fait un pote, qui est leader de Togo JUG, ce type-là, l’énergie qu’il met dans sa communauté de développeurs, c’est incroyable. Il nous a demandés de faire un talk un samedi matin à 10 bornes de Lomé, la capitale du Togo, un samedi matin à 9 heures. En France, je me positionne à 10 km de Lyon, la ville où j’habite, un samedi matin, j’en ai 2. Là il y avait 60 personnes, qui ont mis 1 heure et quart pour arriver sur le lieu de la conférence, qui avaient payé un taxi pour y aller ce qui est une somme assez considérable là-bas, voilà, c’est incroyable! Une motivation qu’on ne retrouve pas dans certains pays occidentaux.
Donc tout ça pour dire, que parfois c’est bien aussi de regarder ce qui se passe ailleurs. Sur la problématique des femmes, en Asie, en Indonésie, 60% des développeurs sont des femmes!
YO: Pourquoi?
AC: Alors pourquoi: c’est une question intéressante, que j’ai un peu creusée à l’époque avec une fille là-bas, qui avait monté Duchess Indonesia. Les petites filles en Indonésie, quand elles ont 5 / 6 ans, elles apprennent, comme les petits garçons, à réparer les voitures. Il n’y a pas de frontière…
YO: A l’école, ou c’est plus familial?
AC: C’est plus familial. Ca doit se retrouver à l’école, mais elle elle me disait, « moi quand j’étais gamine, mon père il m’apprenait à réparer sa bagnole comme il apprenait à mon frère ». Il n’y avait pas ce côté, je ne laisse pas la petite fille tremper ses mains dans un truc un peu dégueulasse quoi. Donc il n’y a pas cette espèce de « protection », et du coup, les métiers techniques peuvent leur être destinés.
Alors je dis 60%, c’est le chiffre qu’elle me donnait, peut-être qu’il y a à peu près parité, mais ce que je voulais dire c’est qu’aujourd’hui, les métiers du développement en Indonésie ne sont pas destinés aux hommes; et je pense que ça vient de l’éducation donnée aux gamins là-bas. On ne « protège » pas les petites filles des tâches un peu sales, ou des tâches un peu techniques, tout ce qui touche à la mécanique, par exemple, ça je pense qu’il y a une grosse différence; parce qu’en France, moi je regrette, mais j’ai 2 petits garçons en bas âge, quand je vais dans un magasin de jouets, il y a encore une sacrée dichotomie entre le monde des filles et le monde des garçons. Alors t’essaie de faire des choses pour ouvrir un peu l’esprit et les perspectives aux petites filles, mais je trouve que c’est encore très très très marqué! J’étais au baptême de ma filleule ce week-end, elle a eu encore une planche à repasser ou un truc de ce style-là!
YO: LOL! C’est scandaleux!
AC: Et du coup j’ai un peu les boules là-dessus! Et je regrette mais quand tu vas en Asie, moi j’ai vraiment observé ça en Malaisie et en Indonésie, il n’y a vraiment pas cette volonté de faire faire des choses « propres » aux petites filles.
YO: Pourquoi, à ton avis, y a-t-il toujours aussi peu de femmes dans ces métiers dans les pays occidentaux? Parce qu’il n’y a pas que la France, quand on regarde aux Etats-Unis, les statistiques ou les chiffres ou les articles, elles se plaignent que ça ne se développe pas, qu’il y a quand même toujours aussi peu de filles. A ton avis, tu sous-entends que c’est l’éducation, mais est-ce que c’est encore le cas aujourd’hui, ou est-ce qu’il y a d’autres facteurs?
AC: Moi je pense que oui, l’éducation, pas que des parents, on va dire de tout ce qui est ancré fortement dans notre culture, donc évidemment que l’éducation parentale c’est important mais il n’y a pas que ça, moi je me souviens, j’ai une copine belge, qui fait des ateliers d’initiation technique pour les filles, et elle m’avait passé un article d’une sociologue, qui disait qu’en fait jusqu’à 13/14 ans, les petites filles, elles sont super bonnes en sciences. Et à 14/15 ans, il y a une sorte de basculement où elles vont s’écarter, elles vont être moins présentes sur les matières scientifiques, etc., parce qu’elles disent, dans leurs propos, avoir moins confiance en elles, sur des choses techniques, parce qu’il y a aussi beaucoup d’hommes présents dans les métiers techniques, par exemple de l’informatique, elles voient cette forte identité masculine et elles n’ont pas envie d’y aller, c’est un cercle vicieux.
Plus tu as d’hommes, moins elles ont envie d’y aller. Parfois avec les Duchess on intervient dans des collèges, il n’y a pas longtemps j’étais dans un collège de ma région où il y a 3 gamines qui sont venues me voir à la fin de la présentation et elles m’ont dit » je croyais qu’un informaticien c’était gros, ça avait moins de 30 ans et que ça mangeait des pizzas ». J’ai dit que j’aimais bien les pizzas, je ne suis peut-être pas très mince, mais en tout cas, je suis une fille. Donc il y a ce cercle vicieux où moins les femmes sont présentes, moins les petites filles ont envie d’aller vers ça. Et un peu avant l’âge de 14 ans, quand on commence à leur faire faire des expérimentations, en sciences naturelles, etc., il y a aussi cette observation où les garçons mettent un peu plus d’huile de coude pour faire les expérimentations techniques, et les petites filles ont un peu moins tendance à oser aller sur la paillasse.
C’est pour ça que cette copine belge, elle organise des ateliers d’initiation aux sciences et techniques pour les petites filles, non mixtes. La non-mixité fait toujours peur en France, mais en même temps cette association en Belgique faisait ces choses en ayant l’impression que les petites filles n’arrivent pas forcément à trouver leur place dans les espaces mixtes. Je pense qu’il y a aussi de ça, on ne laisse pas forcément la place qu’il faut aux petites filles dès leur plus jeune âge, la non-mixité fait très peur; moi je ne suis pas forcément pour la non-mixité à l’école, évidemment; mais par contre être vigilant sur les méthodes pédagogiques, dans le monde des sciences et techniques, sur les classes primaires, pour faire attention que les filles aient leur place, ça peut être utile, parce qu’il y a des choses qui s’expliquent à cet âge-là. Et après, forcément, si elles décrochent là, elles vont encore plus décrocher après, et après en école d’ingénieurs, c’est fini! Moi quand j’ai fini mes études et que je suis rentrée en école d’ingénieurs, on n’était plus que 2 filles sur une promo, ce n’est pas terrible quoi! Et forcément, ça donne encore moins envie à d’autres d’y rentrer.
Donc nous dans Duchess France, l’association de filles dans l’IT dont je fais partie, on essaie de se rendre visibles. Pas pour le fun, enfin si un peu quelque part, mais pour montrer qu’il y a des filles dans l’informatique, que ce n’est pas un métier dédié aux garçons, le fait qu’on mette en avant des « role models » de filles dans l’informatique, c’est aussi pour donner l’exemple et donner un peu envie à des filles.
A Lyon on a monté Duchess Lyon, au début j’étais un peu toute seule maintenant il y a des filles qui m’ont rejointe, il y a des filles qui ont 15 ans de moins que moi, elles nous font du bien! Elles sont motivées, elles ont baigné plus que moi quand j’étais petite dans le domaine de l’IT, elles ont des exemples autour d’elles qui leur ont permis de choisir ce métier-là, et j’espère qu’on va continuer à aller dans ce sens-là.
YO: Du coup, pourquoi tous ces freins ne t’ont pas freinée à toi?
AC: Alors moi, vu que déjà je faisais partie d’une association dans le monde culturel plutôt orientée organisation de concerts rock, j’étais déjà habituée un peu à être seule fille, dans le monde du rock il n’y a pas beaucoup de filles. Enfin seule fille, on n’était pas très nombreuses. Donc l’informatique, c’était un truc parmi d’autres. C’était un autre domaine où j’allais être un peu seule, donc ça ne me dérangeait pas forcément.
J’ai été élevée par mon père, tout ça, donc la gent masculine ne me faisait pas forcément peur. Mais par contre, je me souviens que les cours d’informatique où j’étais un peu toute seule, ce n’était pas très fun, en fait. Je m’embêtais un peu, pas parce que je n’aime traîner qu’avec des filles, mais quand tu n’as vraiment que des garçons dans la classe, c’est un peu triste, parce qu’on ne partage pas forcément les mêmes choses, et on a envie d’avoir d’autres filles. Donc j’ai choisi ça, ça ne m’a pas forcément fait peur mais je n’ai pas trouvé ça très drôle.
YO: Si tu devais aujourd’hui transmettre le goût de ton métier, ou de ton univers au sens large, à des enfants ou à des adolescents, comment tu t’y prendrais pour intéresser autant de filles que de garçons?
AC: Alors, ce que je dis souvent quand je vais dans les collèges ou grandes écoles, ce que j’essaie de leur expliquer, c’est que apprendre à coder, c’est comme apprendre une langue, ça permet d’ouvrir des perspectives incroyables. Ca leur permet de pouvoir maîtriser un outil pour créer ce qu’ils ont envie. C’est un outil de création fabuleux. Ce que je n’ai pas dit aussi, quand tu me demandais pourquoi j’avais choisi ce métier-là, c’est que l’aspect créativité est incroyable!
Faire du code, ce n’est pas que retranscrire des algos un peu chiants, etc., tu peux vraiment avoir une forte partie « création » dans ce métier-là, et ça c’est vraiment assez classe, et c’est quelque chose que je mets beaucoup en avant, auprès des jeunes, quand je présente mon métier. Et ça va forcément parler aux filles comme aux garçons. Et c’est d’ailleurs là-dessus que j’ai le plus de questions. Quand j’en parle, filles et garçons me disent tout le temps à la fin « mais il y a de la créativité dans le développement? ». Et donc j’explicite toujours, j’ai toujours mon poste, je code, je peux leur montrer pourquoi je parle de créativité, en termes de code, en termes d’interface, on parle d’expérience utilisateur, ça aussi ça permet d’être créatif. Donc je mets vachement ça en avant.
Et après, je ne le tourne pas forcément plus sur les filles que sur les garçons. C’est-à-dire que j’essaie de parler de mon métier, sur ce qui m’éclate, je parle aussi d’éthique, la philosophie du logiciel libre, j’en parle aussi; mais je n’ai pas d’arguments qui sont plus tournés vers les filles que vers les garçons. Et par contre, en présentant ces aspects-là, je me rends compte que ça résonne aussi bien sur les jeunes ados garçons que filles.
YO: Qu’est-ce qui te frustre le plus aujourd’hui dans ton activité actuelle? Au sens large.
AC: Alors ce qui me frustre le plus, c’est toujours cette position un peu bancale du métier de développeur, où ce n’est pas facile de valoriser ce métier-là, par rapport aux pays anglo-saxons. Il n’y a pas longtemps, il y a eu un tollé général sur les grilles de salaires. Le salaire moyen d’un développeur là-bas c’était120 k$ et un chef de projet c’était 80 k$. Tollé général en France, « c’est quoi ce bordel, un chef de projet, moins payé qu’un développeur? ».
Donc ça montre bien qu’en France, on n’est pas prêt à valoriser un développeur aussi bien voire plus qu’un chef de projet. Donc j’ai tendance à être un peu irritable sur le sujet.
Ce qui va avec, c’est parfois, dans beaucoup de services informatiques en France, il peut y avoir un peu d’immobilisme. Derrière le fait de ne pas valoriser le métier de développeur, il y a aussi le fait de ne pas leur donner un contexte de travail super sympa, et on est encore nombreux, hier on en parlait à table avec les Duchess, heureusement je n’en fais partie, mais il y a encore des filles, des personnes, des développeurs, qui n’ont pas accès aux outils dont ils ont besoin, qui sont bridés au niveau des proxy, qui n’ont pas les machines avec la puissance minimum pour pouvoir développer, donc je trouve ça un peu pénible, en fait, de devoir se battre, juste pour avoir le minimum vital pour pouvoir faire le métier de développeur, ça je trouve ça un peu pénible.
Alors souvent on a tendance à dire « prenez-vous en main, changez de boîte, tout ça », oui, mais c’est aussi intéressant de se battre dans la boîte dans laquelle on est, qui est un peu poussiéreuse, pour changer les choses. Moi je l’ai fait, surtout quand je bossais dans le domaine bancaire, vous imaginez bien que c’était un environnement innovant, et je l’ai fait, mais il y a des moments où on est fatigué, d’essayer de se battre pour finalement ne pas avoir grand-chose, mais il faut continuer de se battre.
YO: Et à l’inverse, si tu pouvais exaucer 3 voeux, lesquels seraient-ils?
AC: Le premier, ce serait de se dire que dans quelques années, le métier de développeur soit autant valorisé qu’un autre métier de l’IT. Ca ce serait quand même vachement chouette, en France, parce que ça l’est déjà ailleurs.
Le deuxième, ça pourrait être d’avoir beaucoup plus de filles, ce serait quand même cool. Qu’on arrive à un métier plus paritaire, avec plus de mixité.
Et après, un voeu peut-être plus perso, que j’arrive avec la boîte que j’ai montée, Ninja Squad, et mes proches collègues, qu’on arrive à réaliser notre rêve de créer l’application qui nous éclate!
YO: Merci beaucoup! Je n’ai plus de questions, veux-tu rajouter quelque chose qu’on n’a pas abordé, qui te semble important?
AC: Je m’occupe d’une conférence qui s’appelle MIX-IT aussi sur Lyon, on organise des ateliers de coding pour enfants. La bande de gens qui s’occupe de cet atelier s’appelle Mixed-In, et ils font aujourd’hui plein d’ateliers tout au long de l’année sur notre région, Devoxx 4 Kids font un peu la même chose, et je trouve que c’est vachement important de faire apprendre aux enfants cet outil-là. On parle de code à l’école, mais on n’est pas encore super bon là-dessus en France, et vraiment, pour ceux qui sont parents aujourd’hui, je ne peux que leur conseiller d’ouvrir leurs enfants à ce domaine-là. Après, ils en feront ce qu’ils veulent, mais leur donner la possibilité d’acquérir cette compétence, je trouve que c’est vachement bien. Voilà
YO: Merci beaucoup Agnès!