Nous vivons dans un monde de plus en plus numérique, avec pourtant l’impression d’un décalage important avec l’univers de l’éducation. La France n’est pas la plus en avance en matière d’éducation numérique, même si la prise de conscience semble bien réelle et les initiatives commencent à se multiplier.
Qu’en est-il au sein même de l’Education Nationale? Comment peuvent se mettre en place les usages numériques ou la classe inversée au collège ou au lycée?
Entretien avec Sami Chérif, pionnier du numérique, professeur d’Histoire-Géographie au collège et à l’université, et formateur au numérique.
Transcription intégrale de l’interview:
Youmna Ovazza: Bonjour, je suis aujourd’hui avec Sami Chérif, enseignant d’Histoire-Géographie au collège, et nous allons parler d’éducation numérique et de l’usage du numérique à l’école.
Bonjour Sami Chérif, merci de m’accorder cet entretien.
Sami Chérif: Bonjour, je vous en prie!
YO: Je vais faire une petite introduction: nous vivons dans un monde de plus en plus numérique, et pourtant on a l’impression que l’éducation peine à intégrer ça de manière très active et dynamique; et d’autre part, les enfants sont très consommateurs de numérique, mais nos chers « digital natives », comme on les appelle, ne sont que très peu acteurs et producteurs de cet univers. Ils risquent plus vite la tendinite du pouce en jouant sur leurs jeux vidéos ou sur leur téléphone… Or beaucoup de gens font ce constat et il y a pas mal d’initiatives qui fleurissent depuis ces dernières années pour inverser cette tendance. Qu’en est-il à l’école elle-même?
SC: A l’école, il y a du changement qui s’est mis en place il y a quelques années. Il y a une politique du numérique à l’école qui a fait son entrée et qui a connu une accélération depuis 4 / 5 ans, même si le « gap » est encore important entre les pratiques numériques des élèves et celles de l’école; et dans l’école, il faudrait après distinguer les sous-groupes: les enseignants qui pratiquent très régulièrement le numérique et qui sont minoritaires; ceux qui tentent de se lancer dans le numérique, et puis le gouffre numérique.
En fait la fracture numérique dans la société française n’est pas là où on le croit. La fracture numérique, elle est surtout à l’école, et parfois même entre les enseignants et les élèves, qui parfois en savent plus que nos enseignants et là il y a un véritable questionnement. Parce que c’est peut-être dû en partie à nos cultures, nos cultures professionnelles, notre façon de concevoir la culture du savoir et qui considère le numérique peut-être comme une sorte de sous-culture, alors qu’elle pourrait être une culture scolaire à part entière et elle doit l’être.
Et aujourd’hui, je pense que les mentalités commencent à changer. L’évolution commence à aller dans le bon sens, même si le temps du changement sera encore très long, parce qu’il y a des contraintes d’équipement, des contraintes spatiales, des contraintes budgétaires, même si, on le sait, il y une effort pour le numérique sans précédent qui va être fait, mais dont on attend nous la traduction rapide, parce que quand on est vraiment engagé dans le numérique, le temps du numérique ne peut pas être le temps classique, le temps de l’administration, le temps du numérique est plus rapide, et ce changement doit être presque instantané.
YO: Alors on va explorer un peu tout ça ensemble. Avant de démarrer, pourriez-vous nous présenter rapidement votre parcours professionnel à vous, et ce que vous faites aujourd’hui?
SC: Mon parcours professionnel aide un peu à comprendre pourquoi je m’implique beaucoup dans le numérique. J’ai fait la quasi-totalité de mon parcours dans l’éducation prioritaire, dans un collège qu’on appelait avant ZEP, collège très difficile à Argenteuil, où j’ai passé mes plus belles années, j’y suis resté 10 ans au total. Et c’est là-bas où j’ai fait mes « premières armes » dans le numérique. J’ai eu la chance après d’occuper d’autres fonctions, comme conseiller technique d’un directeur académique, comme expert numérique au Ministère, où j’ai pu voir le revers, les « coulisses » de la conception d’une politique du numérique éducatif.
Et aujourd’hui, en parallèle de mes activités au collège, j’enseigne aussi à l’université la géographie et le numérique, et je suis formateur également pour l’enseignant, dans le domaine du numérique. Et ça me permet d’avoir un regard un peu distancié, sur les pratiques du numérique, et en même temps, un regard prospectif, puisque le but est aussi d’anticiper sur les évolutions futures du métier. Donc voilà un peu comment je conçois mes activités de professeur au collège, comme une sorte de laboratoire.
YO: Les classes que vous avez au collège recouvrent quels âges?
SC: J’ai des classes qui vont de la 5ème à la 3ème avec principalement des 3ème donc des élèves qui ont entre 12 ans et 15 ans. Et des élèves qui sont complètement immergés dans cette culture numérique, mais à des degrés très inégaux.
YO: Si je vous dis « numérique », avant de parler d’éducation numérique, qu’est-ce que ça recouvre pour vous? Ca vous évoque quoi?
SC: Quand je pense « numérique », là tout de suite aujourd’hui, je vais penser à un ordinateur qui sera connecté à une image qui sera projetée et si possible avec un TNI connecté également à l’ordinateur et au vidéo-projecteur.
YO: TNI?
SC: Tableau numérique interactif. Ca fait beaucoup de choses, si on m’avait posé la question il y a 5 ou 10 ans, je me serai contentée du vidéo-projecteur il y a 10 ou 15 ans, et il y a 10 je me serai contenté de l’ordinateur, aujourd’hui je dirai que l’ordinateur connecté, le TNI, le vidéo-projecteur sont indispensables, voire même, dans 2 ans, je dirais, et la tablette. Voilà ce que je pense quand on me parle de numérique.
YO: Et si je vous dis, plus précisément, « éducation numérique », ou « numérique dans l’éducation », ce n’est peut-être pas la même chose, vous pensez à quoi, vous imaginez quoi, vous rêvez à quoi, et à l’inverse, qu’est-ce que ça ne signifie pas du tout pour vous?
SC: Je pense à une pédagogie qui reste à construire, une pédagogie qui existe mais qu’il faudrait codifier, qu’il faudrait formaliser, et il y a des gens qui savent pratiquer, qui ont donné ses « lettres de noblesse » à l’éducation numérique ou au numérique éducatif, parce que celui-ci, comme je le disais tout à l’heure, a souvent été vu comme une sorte de sous-culture, aujourd’hui ça change, même s’il y a encore beaucoup de réticences, mais voilà, je dirais une pédagogie du numérique à construire, qui s’appuierait sur le projet, qui s’appuierait sur l’individualisation, qui s’appuierait sur une temporalité différente, sur une gestion de l’espace différente, sur une gestion de la mobilité des élèves, sur l’autonomie des élèves et sur des compétences et des évaluations différentes.
Et ça veut dire qu’on n’est pas forcément sur l’outil, on est sur des procédures, on est sur des démarches, on est sur une autre façon de penser le cours et la relation pédagogique. Et ce n’est pas du tout, comme on pourrait le croire, le primat de l’outil, quelque chose qui est réservé à un expert. Le numérique n’est pas réservé à des experts, on peut être engagé dans une pédagogie du numérique mais avec des choses très simples, juste avec son téléphone portable et enregistrer les élèves. Tout dépend de la démarche pédagogique que l’on va mettre après.
YO: Je vais vous poser des questions plus tard sur ce que vous faites avec vos élèves, mais avant, j’aimerai bien voir comment vous êtes venu à cet univers. Qu’est-ce qui vous, vous a amené à vous intéresser au numérique? Est-ce que c’était des gens, est-ce que c’est des événements, qu’est-ce qui vous a donné le goût, et quels sont vos usages personnels particuliers en la matière?
SC: Il y a eu un contexte. Quand j’ai commencé le métier de professeur en 1999, c’était en pleine période de boom de l’Internet, et de généralisation des ordinateurs qui devenaient beaucoup plus accessibles. A partir des années 1999 / 2000, il y a eu la première phase de massification des abonnements sur Internet, les élèves commençaient à avoir Internet chez eux, on en était en plein boom en même temps du DVD, on était encore nous dans ce qu’on appelait « l’audiovisuel ». Il y avait quelque chose qui me fascinait, parce qu’on voyait ce monopole du savoir, que détenait le professeur, le monopole symbolique commençait à basculer. Et je me suis rendu compte à ce moment-là qu’il y avait quelque chose qui se jouait au niveau du savoir, qu’on était dans quelque chose de comparable à ce qu’on avait connu avec l’imprimerie à la fin du XVè siècle, à savoir qu’il y avait un transfert du savoir et qu’il y avait d’autres supports qui pouvaient transmettre du savoir. J’étais fasciné par tout ce qui était CD-ROM encyclopédiques dans un premier temps.
Le deuxième élément qui m’a conduit au numérique, c’était la fascination pour l’image, l’image comme moyen de capter l’attention de l’élève. On était beaucoup sur ces questions de l’ennui de l’élève. Je me souviens de ces premières enquêtes qui en 2000, révélaient que beaucoup d’élèves s’ennuyaient, et moi, jeune professeur – ça faisait moins de 6 mois que j’étais enseignant en lycée -, c’est quelque chose qui m’effarait et je me disais « pas chez moi, pas chez moi ». Il faut que je trouve quelque chose, c’était mon obsession, pour capter leur attention, pour essayer de rendre le cours passionnant; quelque chose que je trouvais passionnant ne l’était pas forcément pour l’élève. Le numérique, l’image pour commencer, a été pour moi d’un grand secours, et après, il y a eu une fuite vers l’avant. Après j’ai expérimenté mon premier TNI en 2004, c’est comme si on passait de l’aviation à hélice à l’aviation à réaction, c’est comme si j’avais piloté mon premier jet, aujourd’hui quand j’en parle (je n’ai jamais piloté de jet).
Après, on a été équipé d’une flotte de tablettes l’année dernière, donc voilà. Je suis monté « progressivement » en puissance dans l’usage du matériel, mais aujourd’hui je serai davantage sur une logique de ressource que sur une logique d’outil. C’est davantage sur les ressources sur Internet que je fais travailler mes élèves que sur des outils. J’étais beaucoup sur l’outil il y a 5 ans, 6 ans, 10 ans, en salle informatique notamment, et sur des tablettes aujourd’hui, mais aujourd’hui je me penche beaucoup sur l’éducation au numérique, sur l’esprit critique à construire avec le numérique, sur la façon d’avoir un regard critique sur les sources numériques, je suis davantage sur le contenu que sur le produit en lui-même.
YO: J’allais vous demander comment vous l’avez intégré à votre enseignement, donc vous y avez répondu en partie. Mais du coup, ce que vous avez dit, c’est que c’est l’équipement qu’on vous a mis à disposition, vous vous êtes d’abord appuyé sur l’équipement que vous aviez à l’école, et aujourd’hui, vous faites un peu fi de l’équipement parce qu’il y a plein d’autres moyens?
SC: Complètement. Je vais vous dire, j’utilisais mon propre équipement au départ.
YO: Ah oui, vous faites du « Bring Your Own Device », comme on dit dans le milieu de l’entreprise! 🙂
SC: Oui, je fais du BYOD dès 2002, où mon frère, que je salue au passage :), m’avait prêté son vidéo-projecteur (il est dans l’événementiel), il me l’a prêté pour 6 mois, et ça été un bonheur, j’en étais encore à l’ancien rétro-projecteur, je fabriquais mes transparents, j’achetais mon encre, j’imprimais une centaine de transparents par mois que je projetais, il y avait à la fois du numérique, mais du numérique pour ma propre pratique, mais pour les élèves, ça restait classique, et puis le vidéo-projecteur a changé ma façon de concevoir les cours! Puisque je n’avais plus besoin de scanner, puis il y a eu Google Images qui est arrivé, je n’avais plus qu’à prendre les images. Ce qui pose après des questions de droit, aujourd’hui les choses ont changé dans le bon sens; mais avec les moteurs de recherche, je n’avais plus qu’à prendre des images, et ensuite à les agencer dans mon Powerpoint, mon premier usage du numérique ça a été des Powerpoint.
Aujourd’hui, j’en suis revenu, je fais des choses qui sont plus interactives et je demande aux élèves de les construire, d’y introduire davantage de texte, mais voilà quelles ont été les étapes du numérique, comment j’y suis rentré: par les outils, je me les suis procurés dans un premier temps, et puis après, il y a une question d’organisation qui est importante, une question de management. Pour que vraiment la politique du numérique puisse connaître une véritable impulsion, il y a la politique effectivement du Ministère, mais pas simplement.
Aujourd’hui, le chef d’établissement, il joue un rôle managérial fondamental. Et si lui, il ne détecte pas ces nouvelles pratiques, et s’il ne les met pas en valeur, et c’est le cas encore dans beaucoup d’établissements, alors le numérique il peinera à se développer. Et c’est pour cette raison qu’on voit des pratiques aussi différentes d’un établissement à l’autre, et qu’on ne pourra jamais avoir des pratiques et des déploiements du numérique vraiment complètement uniformes; sauf dans quelques années où là vraiment le numérique sera complètement déployé; parce qu’il y a des postures d’enseignants différentes mais aussi des postures managériales qui sont aussi complètement différentes, de perception et de l’utilité ou non du numérique.
YO: Avant de rentrer là-dedans, pouvez-vous donner des exemples concrets de ce que vous faites, ou de ce que vous avez fait, avec vos élèves?
SC: Avec mes élèves, ça peut commencer par la projection d’une image, ou alors la juxtaposition d’une image et d’un texte, pour travailler à la fois sur l’écriture. Ca peut être de faire écrire à mes élèves des textes, qu’ensuite je vais compiler et que je vais projeter, puis à partir de là, on va essayer de les intégrer dans un plan; donc vous voyez, le numérique permet vraiment de travailler sur certaines compétences.
Si je veux faire un usage un peu plus poussé, bon moi je suis professeur d’Histoire-Géographie, je leur demande de concevoir des croquis à distance, ou alors en salle informatique, ou alors avec les tablettes, donc là on est sur des usages plus complexes.
On peut faire un usage qui est vraiment très simple du numérique: enregistrer ses élèves, pour simuler des rôles, pour organiser des débats. Et après ce qui est important dans la démarche du numérique, c’est comment on va exploiter ces productions orales avec les élèves, pour faire un feedback, un retour sur expérience, pour travailler sur l’évaluation, pour enrichir des textes.
On peut envoyer des élèves au TNI, le mettre en dual board, les faire écrire, et comparer ensuite les traces écrites, et faire des textes croisés par exemple, des confrontations, des mises en relation; pareil, on travaille complètement les compétences du socle commun. Ce qui montre bien que ces activités du numérique, et on pourrait en citer encore une dizaine, elles s’inscrivent complètement dans les démarches qui sont portées par les différentes disciplines, le français, les mathématiques, l’anglais, l’histoire-géographie, on s’inscrit complètement dans les compétences dites « classiques », et le numérique va même plus loin, puisqu’il permet d’évaluer d’autres compétences, les compétences sociales, l’entraide entre les élèves, la collaboration, la mutualisation, qu’on n’évalue pas forcément dans des apprentissages classiques. Donc le numérique permet d’aller vraiment encore plus loin.
Je dirai même qu’il permet même avec des utilisations simples… il est propédeutique, ça veut dire qu’il est annonciateur des enseignements et des pratiques que les élèves auront à faire plus tard quand ils seront au lycée, à l’université, dans les grandes écoles ou même dans le travail, parce qu’ils apprennent à travailler ensemble.
YO: Vous avez un point de vue ou une pratique de la classe inversée? Je parle de ce qui a été un peu inspiré par la Khan Academy, mais peut-être que vous en savez plus que moi ou qu’il y a d’autres sources d’inspiration?
SC: Je pratique très régulièrement la classe inversée, elle est vraiment au coeur de mes pratiques, et la classe inversée, effectivement, la Khan Academy c’est vraiment une vitrine absolument formidable pour promouvoir la classe inversée, pour démystifier aussi toutes les craintes que l’on a autour de l’apprentissage et de la gestion de la distance, gestion de la distance qui est vue comme une dématérialisation et comme une déshumanisation de la relation pédagogique.
Moi le premier enseignement que je tire de la classe inversée, en dehors des aspects techniques, c’est le renforcement de la relation pédagogique, et le renforcement des interactions entre les élèves et moi.
YO: Vous faites quoi concrètement? Est-ce que c’est tout le temps, est-ce que c’est ponctuellement par sujet, vous vous appuyez sur quels supports, comment ça marche?
SC: Avec mes élèves de 5ème, ça va être ponctuellement, avec mes 4ème, ça va être plus souvent, avec mes élèves de 3ème, ça va être très souvent. Concrètement, j’enregistre une vidéo, je m’enregistre, je mets quelques photographies, quelques documents que je réalise, quelques textes que j’explique, sur des podcasts, on appelle ça aussi des capsules ou des modules, qui durent 3 à 5 minutes, 5 minutes au collège c’est vraiment le maximum, et on peut dire énormément de choses.
Je n’ai pas prétention ni vocation à faire tout le cours en 5 minutes, mais à aborder un aspect notionnel ou quelques aspects de la problématique. J’y adjoins ensuite un questionnaire électronique, pour faire travailler les élèves à distance. Ces élèves m’envoient leurs réponses, et moi ça me permet de savoir qui a répondu, qui n’a pas répondu. Et ces réponses, je les compile au cours suivant, je les assemble dans un seul et même texte, et les élèves vont plancher sur ce travail, et puis on va lancer un débat, on va corriger, on va essayer de classer ça dans un plan, on va essayer d’enrichir avec des connaissances, on va essayer de vérifier ces connaissances, on va vraiment faire un travail de confrontation.
Vu que je suis professeur d’histoire-géographie, et d’enseignement moral et civique, justement, on va faire une vraie sensibilisation à l’esprit critique, puisqu’on va essayer de vérifier la validité scientifique ou non des écrits qui ont été faits par les élèves; on va travailler sur la provenance des sources, on va travailler sur la critique de l’image. Donc voilà le premier type de travail qu’on peut faire avec la classe inversée, un travail extrêmement riche.
Et ça suppose après, deuxième phase, de penser en amont la façon dont on va faire travailler les élèves; de les faire travailler en groupe; de repenser la posture de l’enseignant; l’enseignant, qui est à la fois porteur de, vecteur de connaissances, mais pas seulement, qui va jouer un rôle d’ « animateur », mais pas un rôle d’animateur comme on peut l’entendre dans toutes les railleries qui concernent le numérique, où l’on dit « l’enseignant aujourd’hui a perdu de sa posture, il est devenu un animateur pédagogique », il y a quelque chose de dévalorisant.
Quand je parle d’animation pédagogique, c’est une gestion des groupes, c’est une gestion des relations entre les élèves, c’est aussi le rôle de la synthèse du professeur, et la parole magistrale, à un moment, elle est renforcée au contraire, elle est même légitimée. Puisque quand on va faire la reprise, la synthèse, il est important que dans la classe inversée, à un moment, dans le cours en présentiel, le professeur reprenne la parole. Il va formaliser tous les travaux des élèves, il va convoquer les travaux des élèves, il va faire appel à leurs travaux, les élèves vont se sentir valorisés, et puis deuxièmement, les élèves vont comprendre quel est le but du travail, ils vont comprendre que leur production est un maillon important du cours du professeur. Ils sont inscrits dans une chaîne intellectuelle et pédagogique, ils prennent conscience de leur place dans le cours, que le cours c’est aussi eux, ils sont un maillon du cours.
YO: Quels impacts vous avez constatés sur vos élèves? De tous ces usages, de tout ce que vous essayez avec eux? Qu’est-ce que ça donne, qu’est-ce que ça change?
SC: Moi ce qui me frappe le plus, je l’ai un peu dit tout à l’heure, c’est la relation pédagogique, et au-delà, la relation humaine avec les élèves. Il y a un lien qui est beaucoup plus fort avec les élèves, et ça c’est paradoxal. Et c’est quelque chose aujourd’hui que je commence un petit peu à m’expliquer, l’année dernière je me posais vraiment la question, ça m’interpellait. On pourrait croire que cette dématérialisation justement, nous éloignerait, elle placerait chacun derrière son ordinateur, et nous conduira à travailler à distance. Eh bien, je me rends compte que en classe, au contraire, les liens sont beaucoup plus forts, les élèves restent plus longtemps, les élèves continuent d’échanger entre eux, ça c’est le premier impact, c’est la relation entre eux et moi.
Le deuxième impact, c’est la relation entre eux; la classe continue, il se passe des fois des choses assez extraordinaires, et je le vois constamment, et j’en ai même la preuve, et j’utilise beaucoup de textes collaboratifs, où les élèves écrivent entre chaque cours. Et bien les élèves, entre chaque cours, ils continuent d’écrire! Et ils continuent de produire, et ils s’entraident! Et c’est un nouveau concept, c’est la classe externalisée, c’est la classe en flux continu. Les élèves, avec la classe inversée, ils ont inventé quelque chose, c’est la classe en flux continu, parce qu’ils continuent d’échanger, la classe est continue, parce qu’elle continue de se poursuivre. Parfois avec moi, parfois sans moi, parce que mon temps est limité.
Le problème, et c’est le troisième enseignement que j’en tire, c’est le positionnement du professeur, le positionnement temporel, il y a un moment où il faut savoir s’arrêter, parce qu’on est emporté par la passion, là c’est une passion. Parce que c’est une véritable aventure, c’est quelque chose d’exploratoire, et forcément, on a parfois tendance à se laisser un peu emporter par la vague qu’on a un petit peu créée, mais c’est absolument passionnant.
YO: On a beaucoup d’a priori sur la manière de faire ça au sein de l’Education Nationale. Je parle du point de vue un peu général qu’on peut avoir, je ne suis pas du tout experte en la matière, donc du coup vous, comment vous avez fait? Est-ce que ça nécessite des autorisations, est-ce que vous êtes seul maître de votre cours… Comment ça se passe concrètement, quand vous décidez peu à peu de faire tout ça? Au-delà de l’aspect matériel, que vous ayiez un vidéo-projecteur ou pas?
SC: Je souris, parce que je vais devoir faire la lumière sur certaines de mes pratiques. Au départ, il y a une grande part de confidentialité. J’ai beaucoup de collègues et amis, on forme une petite communauté comme ça, qui sont très engagés dans le numérique et comme moi, ils ont au départ un petit peu cette pratique confidentielle. Pourquoi? Parce que quand on travaille avec le numérique de façon très poussée, très souvent, on est souvent dans sa salle avec les ordinateurs et on voit moins les autres, on est souvent dans la salle informatique, on est souvent avec la flotte de tablettes, on est souvent sur le TNI en train de répéter ses gammes, en train de s’entraîner, en train d’essayer de créer, donc forcément, il y a une part de confidentialité dans tout ça.
Comment on est perçu? De plus en plus, on est mieux perçu. Pendant longtemps, on a été perçu de façon un peu, presque condescendante, il faut dire les choses ouvertement. Moi ce qui m’a aidé, c’est le regard bienveillant des chefs d’établissement que j’ai eu la chance de rencontrer, et puis oui, il y a un moment où il faut des autorisations, quand vous voulez enregistrer les élèves, quand vous voulez qu’ils se filment entre eux, par exemple, pour simuler des jeux de rôle. Oui il faut enregistrer les élèves, donc il y a une dimension administrative qu’il faut prendre en compte, le droit à l’image, le droit aussi à la propriété intellectuelle, on doit respecter ces aspects-là. Heureusement, la loi a évolué assez favorablement dans ce sens-là puisque le Ministère a négocié des conventions qui nous permettent aujourd’hui d’agir plus facilement, et ça c’est vraiment un bond en avant. Donc il y a énormément de précautions à prendre, et notamment sur la gestion de l’image de l’élève. Pour le professeur ce n’est pas très grave, mais pour l’élève oui c’est essentiel.
YO: D’accord. Mais ce que je comprends, en filigrane, c’est que finalement si vous prenez des initiatives, vous allez vous assurer, au fur et à mesure, que ça ne déborde pas sur des choses interdites, ou d’avoir les autorisations, mais rien ne vous empêche de prendre des initiatives. C’est-à-dire que vous n’avez pas à attendre de l’Education ou du Ministère des autorisations de faire. Chaque enseignant a la liberté aujourd’hui d’exploiter tous ces moyens…
SC: Absolument. Je parle pour moi, mais je parle aussi pour ce que moi j’ai pu voir, pour les collègues qui ont été un petit peu pionniers. Le professeur qui utilise le numérique il est souvent pionnier, il anticipe une pratique qui n’existe pas, il anticipe sur l’évolution des règlements, il anticipe sur les organisations. La question du numérique, elle est aussi afférente à la question des organisations. Le professeur qui pratique du numérique de façon très poussée, il bouscule les organisations. Moi je l’ai connu dans les établissements où j’étais, je faisais sortir mes élèves dans le couloir pour qu’ils puissent s’enregistrer. Ca posait problème à des collègues; ça posait des problèmes à ma direction; ça posait des problèmes à la vie scolaire, ils se disaient « mais qu’est-ce que c’est que cet hurluberlu! ».
Et aujourd’hui, 10 ans ou 5 ans plus tard, je vois un peu partout qu’on encourage ce type d’usages, la production par des élèves, je me dis que c’est tant mieux! Mais au départ, c’est vrai qu’il y a une difficulté, une difficulté de faire comprendre pourquoi on veut pratiquer de la sorte, parce que nos organisations spatiales, temporelles, administratives, ne sont pas adaptées. Et aujourd’hui, pour qu’il y ait une vraie impulsion dans le numérique, pour qu’on puisse généraliser ces usages, il faut qu’on pense autrement la salle de classe, la gestion des flux dans les établissements, il faut repenser l’organisation.
Les établissements aujourd’hui, dans leur configuration spatiale, ne sont plus adaptés. Et je ne parle pas des règlements intérieurs, qui sont à repenser. Si on veut faire travailler les élèves autrement, qu’ils se baladent avec leur tablette, qu’ils puissent s’enregistrer, qu’ils puissent taper, qu’ils puissent échanger, la salle de classe carrée ne le permet pas. Donc on va « délocaliser » la classe, on va la dématérialiser. Et on va utiliser l’espace que l’on a: la salle de permanence, le couloir… mais ça pose des problèmes d’organisation. Donc le prof qui fait du numérique, souvent, il déjoue toutes ces organisations, et moi je dis que c’est bien, parce qu’après, les établissements s’adaptent.
YO: Qu’est-ce qui a fait que vous avez persévéré? Ma question est aussi pour que d’autres puissent se l’approprier. Est-ce que c’est votre passion personnelle, qui fait que vous êtes allé au-delà, ou est-ce que c’est l’impact sur vos élèves qui, du coup, vous a fait vous dire « je suis sur la bonne voie, parce que ça marche », et je vais persévérer?
SC: L’impact sur les élèves a été vraiment décisif. Quand j’étais dans mon collège en éducation prioritaire, il fallait absolument, dans cet établissement, pour capter l’attention des élèves, pour rendre dynamique le cours, il fallait trouver quelque chose. Et le numérique a été un outil qui m’a aidé à valoriser davantage mon cours. Et quand j’ai vu le résultat avec le TNI, avec les ordinateurs, quand j’ai commencé à pratiquer la classe inversée à Argenteuil – je ne savais pas encore qu’elle s’appelait comme ça, et l’impact qu’elle pouvait avoir -, ça a été pour moi un moteur, un vrai moteur, l’impact sur les élèves.
Le deuxième élément, c’est aussi la passion personnelle, la passion pour la discipline. Ce qui a joué pour moi, c’est à chaque fois des nouveaux outils qui apparaissent, donc forcément on va se lancer sur ces nouveaux outils. Et puis après on fait sa propre veille pédagogique, et sa propre veille technique. Et forcément on est à l’affût de la nouveauté, et la nouveauté, à chaque fois, quand on veut l’utiliser, ce n’est pas pour l’utilisation de l’outil en soi, c’est pour l’exploitation qu’on pouvait en faire du point de vue pédagogique.
Le téléphone portable, par exemple, dès que le smartphone a commencé à se généraliser, je me suis dit qu’il y avait quelque chose à faire autour de ça, autour de la parole de l’élève, autour de l’écoute, autour de l’échange. Donc voilà un peu les paramètres qui ont joué. Et puis, comme je le disais tout à l’heure, les organisations, et moi les chefs d’établissement que j’ai eu la chance de rencontrer, qui m’ont appuyé, qui ne connaissaient pas techniquement ce qu’était le numérique, mais qui avaient du flair, et qui ont compris qu’il y avait quand même une bonne affaire à mettre en place, parce que ça pouvait impacter le travail du professeur.
YO: On aborde un peu vos retours d’expérience, ce qui marche ou ce qui ne marche pas. Vous avez mentionné pas mal de choses qui sont aujourd’hui des facteurs bloquants, pour que ça aille plus loin. Est-ce qu’il y a d’autres choses qui ne marchent pas, qui ne fonctionnent pas? Même en terme pédagogique, que vous avez testées et qui ne marchent pas?
SC: Bien sûr. Utiliser l’outil pour l’outil en lui-même, ce n’est pas opérant.
La deuxième chose qui ne marche pas, c’est quand on tombe dans une dérive techniciste. A savoir que l’on crée des séquences pédagogiques avec une très grande complexité des utilisations du numérique, ça ne marche pas.
La troisième chose qui ne fonctionne pas, et bien sûr si je le dis c’est parce que je l’ai pratiquée, c’est l’absence de projet à long terme. Le numérique fonctionne quand on inscrit les élèves et l’utilisation du numérique dans une temporalité plus longue, qui va au-delà de la séance, qui va a minima au niveau de la séquence, c’est-à-dire plusieurs leçons. Il y a d’autres conditions encore, mais je dirais que voilà pour moi les trois principales conditions qui font que, parfois, l’utilisation du numérique ne marche pas.
YO: Est-ce que vous avez été vous-même surpris par des conséquences ou des impacts que vous n’aviez pas imaginés ou anticipés?
SC: Oui bien sûr!
YO: Comme quoi?
SC: Des élèves qui par exemple, commencent de leur propre initiative, à fabriquer leurs propres productions.
YO: Comme quoi?
SC: Par exemple des élèves qui, l’année dernière, je suis interviewé par une journaliste pour expérimenter la classe inversée justement, et ce jour-là, panne générale, pas de vidéo-projecteur!
YO: L’effet démo! 🙂
SC: L’effet démo, tout à fait! Et des élèves qui improvisent, des élèves qui au départ devaient réaliser un petit clip vidéo, et des élèves qui me disent « ce n’est pas grave monsieur », et qui sortent l’arme absolue, le smartphone, et qui s’enregistrent, et qui simulent un débat à la radio. Voilà. Des élèves qui ont développé une capacité, et dont j’ai essayé de codifier la capacité créative. Et aujourd’hui, dans les formations que j’anime partout, je la sors, et je leur dis attention, ce sont mes élèves qui l’ont inventée. Enfin, ou d’autres élèves qui l’ont inventée, la capacité de réagir à une difficulté. Les élèves, ils ont cette capacité à produire eux-mêmes, à s’adapter aux contraintes, à contourner la contrainte justement parce que certains d’entre eux, beaucoup d’entre eux sont des digital natives, et donc ils ont cette aisance avec le numérique. Ils ne sont pas enfermés dans une organisation, dans un carcan, qui fait qu’il y a une souplesse d’esprit qui leur permet d’être très créatif. Voilà, par exemple, des choses qui peuvent me surprendre, la capacité d’adaptation des élèves, des effets inattendus qui donnent des productions remarquables, ce sont des productions que je diffuse dans mes formations par exemple.
YO: Quelles différences vous observez, si vous en avez observé, entre les différentes classes d’âges que vous avez par exemple? Et d’ailleurs, est-ce que c’est pertinent de parler de classe d’âge?
SC: Au collège, on le voit quand même, on le voit entre les 5ème et les 3ème, le niveau d’autonomie n’est pas le même. Donc la notion de classe d’âge, elle est quand même assez opérante. En 5ème je vois des élèves qui peuvent être très habiles avec le numérique, mais il y en a quand même d’autres qui vont être sur des usages limités. En 3ème en revanche, on sent qu’on a fait un saut, on a fait un saut qualitatif dans la maîtrise du numérique, et là on perçoit la différence entre la 5ème et la 3ème par exemple. Même si je fais des activités assez poussées sur le numérique avec mes élèves, il faut quand même les encadrer davantage sur les procédures, quand on utilise des tablettes par exemple, il faut les guider davantage; en 3ème les élèves, ça y est, ils savent comment ça fonctionne, ils ont même parfois des usages surprenants, avec leur téléphone ils s’amusent à se géolocaliser entre eux… Donc la notion de classe d’âge me paraît assez pertinente, il faut penser les usages gradués, quand même, du numérique au collège. Après au lycée, là, la notion de classe d’âge n’est plus opérante.
YO: Et est-ce que vous observez des différences entre filles et garçons?
SC: Ah oui! Oui oui.
YO: Grand sujet, les filles et les garçons!
SC: Oui oui. Je ne voudrais pas tomber dans les clichés, mais je vois, plutôt, et je suis du genre à défendre les filles, j’ai moi-même une fille, donc… mais je vois chez les garçons une inclinaison à se pencher sur la technique, et chez les filles, une inclinaison, que je préfère, à se pencher sur la dimension créative, sur l’écriture, sur cet aspect-là, justement, du numérique. Je ne voudrais pas dire que les filles sont davantage sur des aspects esthétiques et artistiques, et les garçons uniquement sur le hardware, ce serait caricatural, mais oui on voit parfois des différences quand même de perception et d’envie, et de besoins de la part des filles, on le voit très bien.
Inversement, j’ai des filles qui vont toucher à tout, qui vont s’intéresser à tout, qui vont être aussi à l’aise avec la technique. Mais c’est vrai qu’on voit plutôt, moi je vois plutôt cette bi-partition entre d’un côté plutôt les filles qui seraient comme ça, et les garçons de l’autre. Sans tomber dans la caricature.
YO: On arrive vers la fin de l’interview, même si j’aimerai vous poser plein d’autres questions. Pour venir plutôt à la manière dont vous fonctionnez, quelles sont vos sources d’inspiration? D’où vous viennent les idées que vous mettez en place, est-ce que ça vient d’autres sources – on a parlé de la Khan Academy – est-ce que ce sont d’autres usages pédagogiques en France, à l’étranger, est-ce que ce sont d’autres univers, comment ça se passe?
SC: Je regarde beaucoup ce qui se passe sur le web francophone, et notamment ce qui se fait au Canada, et en Suisse. Et le Canada est vraiment une source d’inspiration, ils sont vraiment à la pointe, et autant, et ce n’est pas un hasard, parce qu’au niveau didactique (et on ne peut pas penser le numérique sans penser le pédagogique et le didactique, les trois vont de pair), et bien ce sont aussi des pays, le Canada, la Suisse et aussi la Belgique, où ils sont très en pointe. Et donc la source d’inspiration vient de là.
La source d’inspiration vient aussi des échanges, j’ai la chance d’avoir des amis, des membres de ma famille, qui travaillent dans différents domaines en entreprise, et je suis beaucoup à l’écoute de la façon dont ils me racontent comment sont animées les réunions, les outils qui sont utilisés, les démarches pour conduire des réunions, les travaux de groupe, la façon qu’ils ont de faire des brainstormings entre eux, et je me dis « tiens, je pourrai transposer ça dans l’éducation, faire faire des brainstormings à mes élèves, et ensuite qu’ils s’enregistrent ». Voilà, il y a plein de sources d’inspiration qui sont à l’extérieur. Des spectacles; j’ai vu des choses parfois qui m’ont séduites, et je me suis dit que j’aimerai faire des choses comme ça, pas du show ou de l’événementiel, mais quelque chose de dynamique, de rythmé, que les élèves ont produit et où ils vont devoir valoriser, s’exposer.
La source d’inspiration elle est aussi beaucoup sur le web, c’est absolument énorme et tout type de sites. Quand on voit, sur le site d’un grand quotidien par exemple, des animations cartographiques, on se dit « mais il faut que je fasse pareil! », donc on va creuser et on va chercher.
Quand on voit quelque chose qui a un rapport avec du visuel, je parlais d’une animation cartographique, d’une animation Flash, on se dit qu’on a envie de faire pareil et on se demande comment on va faire, comment on va l’intégrer, et c’est comme ça après qu’on construit sa propre infrastructure. Moi j’ai construit mon support qui est entre le site Internet et le blog, et sur lequel j’expose mes travaux, et que mes élèves alimentent aussi. C’est aussi un support qui est celui des élèves.
Donc l’inspiration est multiple, elle est liée au monde de l’éducation mais elle est aussi extérieure au monde de l’éducation, et principalement extérieure au monde de l’éducation.
YO: Est-ce que du coup vous travaillez en réseau avec d’autres professeurs autour du numérique, pour échanger, vous inspirer mutuellement, comment ça marche? Ce sont des réseaux informels ou formels?
SC: Je travaille dans le cadre de réseaux informels et dans le cadre de réseaux formels. Je travaille avec des professeurs qui sont à des centaines de kilomètres, en France, dans le cadre de réseaux formels et informels. Je fais partie d’un groupe de travail au Ministère sur la géographie et le numérique, sur la cartographie interactive et sur la mise en place de programmes e-learning, on travaille de façon formelle mais à distance, en réseau.
Je travaille aussi avec des réseaux de formateurs dans l’Académie de Versailles, dans des réseaux formels et d’autres informels où on échange. On dépose nos productions, on échange, on se donne des conseils, on va demander des conseils à quelqu’un, qui lui en retour vous demandera aussi des conseils, on est dans une pratique de la mutualisation, et on forme une sorte de communauté d’apprentissage. Et mon rêve à moi, ça serait dans mon établissement, de pouvoir construire cette communauté d’apprentissage entre professeurs, on pourrait mutualiser nos productions.
Et quand on dit que le numérique prend énormément de temps et qu’il est chronophage, ça peut être vrai, mais quand on est plusieurs à produire, on réduit considérablement le « coût d’entrée », on le répartit sur plusieurs enseignants. Et puis cette communauté d’apprentissage on pourrait la créer aussi entre élèves. Ces élèves, ils pourraient produire leurs propres petits modules, les déposer, on pourrait construire ensuite une banque de ressources. Ca changerait complètement le visage de l’école, et ce, à moindre coût. Ca va beaucoup plus loin, c’est beaucoup plus impactant que toutes les réformes qu’on pourrait envisager dans l’Education Nationale. Moi depuis que j’utilise cette démarche, mon métier a complètement changé. Et on pourrait parler de toutes les réformes qui ont eu lieu ou qui vont venir, elles n’ont pas autant impacté que la façon dont moi je l’ai fait changer parce que je l’ai voulu et parce que je l’ai pu.
YO: Vous faites des émules dans votre propre établissement? Est-ce qu’il y a des profs qui y viennent…?
SC: Il y a de plus en plus de professeurs qui y viennent, on se forme, on s’auto-forme, j’anime des petites sessions de formation dans mon établissement, et qui ont même été, je dirais, formalisées par le chef d’établissement, et donc, le mardi par exemple, régulièrement, sur le temps du déjeuner, on a des réunions qui sont obligatoires, et bien moi ce temps de réunion, je le consacre à la formation des collègues. Et j’en profite en même temps, pour faire du numérique, pour distiller des conseils sur la pédagogie, sur la didactique, pour bien montrer qu’il y a une inter-relation entre la didactique, la pédagogie et le numérique, que ces trois éléments sont indissociables, et qu’avant de faire du numérique il faut repenser son cours, il faut penser les objectifs.
Le numérique va apporter une plus-value par rapport au cours classique ou conventionnel que l’on voulait faire, il va permettre de faire quelque chose que l’on ne pouvait pas faire avant, et c’est ce qu’on fait dans ces réunions, on essaie d’échanger; et puis ma source d’inspiration vient aussi de là, elle vient aussi des collègues, qui ont un regard plus distancié, qui me disent « est-ce qu’on pourrait faire ça? », et je me tiens « tiens je n’y avais pas pensé! ».
Alors, moi, de mon côté, je vais essayer de chercher l’outil, et puis une semaine, deux semaines après, je vais essayer de leur montrer, leur dire « voilà, j’ai pensé à une chose, qu’en pensez-vous? »… et ce qui est intéressant avec mes collègues, au collège à Chaville, c’est qu’on est de plusieurs disciplines, et justement, j’ai le regard sur les autres disciplines. Et là, ça enrichit mes compétences professionnelles à moi, parce que j’ai d’autres regards, et je vois d’autres pratiques. Et je peux après essayer de m’adapter.
Je m’inspire beaucoup par exemple, dans ce qu’on fait en anglais ou en technologie, il y a des choses qui m’intéressent.
YO: J’ai 2 dernières questions. La première étant: qu’est-ce qui vous frustre le plus en matière d’éducation numérique?
SC: Ce qui me frustre le plus aujourd’hui, c’est de voir que même si j’ai la chance d’être dans un collège où on est bien équipé, c’est que les organisations sont encore rigides. Moi j’aimerais faire du numérique, pouvoir sortir mes tablettes en l’espace de quelques secondes… or il y a des procédures, c’est compliqué, il y a encore un manque de flexibilité dans les organisations, pour moi c’est ce qui est source de frustrations. C’est la question de l’organisation principalement.
YO: Et à l’inverse, si vous aviez une baguette magique avec 3 voeux à exaucer, quels seraient-ils?
SC: Tout dans un petit ordinateur, ou une mallette, ou dans un téléphone. Et aujourd’hui, justement, on ne peut pas utiliser le smartphone en classe, et si vous le faites, vous le faites de façon clandestine, moi je l’utilise mais avec la bienveillance quand même de mon chef d’établissement, mais voyez, il y a une vision bureaucratique qui met des semaines, des mois, des années pour faire évoluer les choses, et puis il y a le temps du numérique lui dans l’immédiat.
Il y a un moment où il faudra qu’on réagisse, et pour répondre à la question précédente, c’est ma frustration principale, c’est le décalage temporel entre le temps du numérique qui permet d’agir et de produire tout de suite, et puis le temps « réel » – je ne sais pas si c’est le temsp réel – mais les impératifs de l’organisation dans laquelle on est, qui pour changer, va mettre des mois et des années. Et là, il y a un gouffre absolument énorme. Et au vu des enjeux qu’il y a, des élèves qui sont complètement dans les réseaux sociaux, etc., nous il faut qu’on puisse réagir.
Aujourd’hui par exemple en classe, c’est un autre élément de frustration, je ne peux pas me connecter sur des réseaux sociaux. Et quand on voit – on est après le 13 novembre (2015), je ne veux pas rentrer dans les événements qui se sont produits – mais quand on voit que la radicalisation, les dérives de certains jeunes passent par le numérique, et les réseaux sociaux, il est urgent que nous à l’école on puisse combattre dans cette guerre du savoir, et qu’on puisse répliquer justement, en ayant accès. On ne peut pas. Pour faire une vraie éducation au numérique, c’est essentiel. Et c’est là où j’ai de la frustration, parce que nos organisations doivent changer. Il faut vraiment ouvrir les yeux, et laisser les profs qui connaissent, les laisser faire et leur faire confiance.
YO: Je n’ai plus de questions. Enfin je pourrai en avoir beaucoup d’autres, mais il faut bien s’arrêter à un moment ou à un autre. Est-ce que vous avez envie de rajouter quelque chose qu’on n’a pas abordé?
SC: Là comme ça, tout de suite, non, mais dans deux minutes, je vais vous dire « ah oui j’ai quelque chose à rajouter », et ça sera trop tard!
YO: En tout cas merci beaucoup!