Résumé : Intégrer stratégiquement Internet à son activité implique forcément tôt ou tard une « digitalisation » de l’entreprise. Les différentes approches menées à ce jour (approche expérimentale d’apprentissage, création d’une direction digitale, création ou rachat d’expertises, formations…) ne sont jamais bonnes ou mauvaises en elles-mêmes, mais souvent insuffisantes du fait d’une vue partielle du sujet et d’une absence de stratégie digitale par manque d’engagement des dirigeants. L’engagement de la direction générale est la clé de voûte de la digitalisation de l’ensemble de l’entreprise, qui peut se concevoir de manière globale en partant d’une analyse de tous les éléments de la chaîne de valeur, de l’offre à l’organisation en passant par la culture et le management.
Intégrer Internet et les médias digitaux à sa stratégie sans les inclure à son savoir-faire est une option qui fait long feu : de nombreuses entreprises l’ont bien compris, qui ont entamé ce vaste chantier qu’est leur « digitalisation ». Pour n’en être qu’à ses débuts, ce chantier doit-il pour autant être abordé de manière approximative au gré des essais et inspirations des uns et des autres, ou peut-on lui appliquer une approche programmatique ? Y a-t-il une approche valable pour tout type d’entreprise, ou le sur-mesure est-il de rigueur ? Vu les enjeux financiers et la compétition dans nos économies de marché mondialisées, les entreprises qui auront réussi cette mutation mieux et plus vite que les autres en sortiront forcément renforcées et avantagées : cette bataille invisible mais stratégique ne fait que commencer.
Comment aborder cette vaste question?
Nous l’aborderons en deux parties : d’abord en tirant les enseignements des approches le plus communément pratiquées pour constater les grands facteurs de succès ou d’échec, ce qui sera l’objet de ce premier article. Ce qui permettra d’imaginer ensuite une approche globale et applicable à tout type d’entreprise, qu’on illustrera par une application concrète à un certain type de société, dans l’article suivant (« Comment digitaliser une entreprise? Partie 2: Approche globale par la chaîne de valeur »).
Quelles sont les approches de « digitalisation » les plus fréquentes dans les entreprises ?
Depuis 20 ans que l’Internet existe, un fossé parfois considérable semble s’être creusé entre les entreprises les plus innovantes qui ont embrassé les médias digitaux à bras le corps, et celles qui s’interrogent encore sur la manière d’aborder la question. Le gros du marché français semble se situer aujourd’hui entre ces deux extrêmes. Pour les grandes entreprises et les PME dynamiques, se joue maintenant un fort enjeu organisationnel interne, après une gestion majoritairement externalisée des canaux digitaux dans les premières années du web (via agences, SSII, prestataires spécialisés, etc.).
Quelles sont les approches qui ont eu ou ont toujours le plus souvent cours pour « digitaliser » l’entreprise ? Sans prétendre à une revue exhaustive, on peut lister les démarches suivantes, qui ne sont pas mutuellement exclusives :
– L’approche expérimentale : les mains dans le cambouis
C’est par défaut la première approche en termes purement temporels, car la meilleure manière d’apprendre et a fortiori de devenir un expert est de faire, et ce d’autant plus dans les métiers émergents. C’est l’approche adoptée par les entreprises pionnières par définition, pour ne citer qu’un exemple prenons IBM et ses milliers d’employés actifs dans les blogs et les médias sociaux. L’échelle de la pratique varie selon le secteur de l’entreprise et la part des employés laissés « libres » de pratiquer ou de tester de nouvelles approches (en communication, marketing, ventes, service après-vente…). Le succès de ce genre d’approches est très lié à la culture interne de l’entreprise, car il ne suffit pas d’ouvrir les vannes pour que la « digitalisation » se passe et se passe bien : un savant équilibre de motivation encouragée des employés, de valorisation de la participation et de règles intégrées plus qu’imposées est nécessaire pour un succès à grande échelle.
– L’approche top-down : évangélistes et directeurs du digital
Donner un signal fort de « digitalisation » passe souvent par la nomination d’un « directeur du digital » (ou titres équivalents), dont les responsabilités sont néanmoins très variables selon la taille et le secteur de l’entreprise, et la proximité avec la direction générale : elles peuvent aller de la « simple » évangélisation interne transversale à la responsabilité d’un P&L spécifique d’offres purement « digitales » en passant par des missions d’intégration de relais digitaux aux offres existantes dans l’entreprise (par exemple le développement du e-commerce, ou d’une stratégie de communication digitale). Une telle hétérogénéité de pratiques – et de titres (Directeur du digital, VP Internet, Digital lead, Chief digital officer… – montre bien en passant que le rôle d’Internet et les fonctions les plus seniors qui y sont liées ne sont pas encore « fixées », parce que pas claires dans leur mission, pour les entreprises.
– L’approche par greffe ou implant: création ou rachat d’équipes spécialisées
L’idée ici consiste à créer des équipes ou départements experts, de spécialistes dédiés à Internet et regroupant les différents métiers digitaux pratiqués dans l’entreprise. Le but initial est bien le même : acquérir rapidement des compétences digitales distinctes des métiers « traditionnels » de l’entreprise, quelque soit le rattachement fonctionnel (direction de la communication, direction de l’informatique, direction commerciale…), même si la manière de s’y prendre varie : acquisition d’une société entière « pure player », par exemple une agence, dont les équipes sont intégrées à la société acheteuse, ou création ex nihilo d’un nouveau département, par exemple pour l’e-commerce, via des recrutements de profils experts souvent externes… Une fois la première étape réalisée, la suite des opérations devient plus complexe selon le niveau d’intégration souhaité par l’entreprise : la diffusion de ces nouvelles compétences auprès des autres employés ne se fait pas si naturellement que ça, contrairement parfois au « wishful thinking » qui consiste à croire qu’il suffit de mettre les gens physiquement côte à côte pour que cela se passe ; dans la réalité cette digitalisation se fait ou s’est fait le plus souvent dans la douleur, avec fort turnover à la clé lié à un management brutal et un « choc de cultures » non accompagné. A l’échelle de groupes, on peut mettre dans cette catégorie les acquisitions de sociétés externes, dont le degré d’intégration ensuite varie du maintien de la marque d’origine à la dissolution dans l’entité acheteuse, le maintien de la marque ne présageant pas nécessairement du maintien de l’autonomie des équipes qui peuvent se retrouver dissoutes ou fusionnées avec les équipes de l’entité acheteuse (Publicis Modem et Publicis Dialog, par exemple).
– L’approche évolutive : les formations
C’est souvent l’approche la plus « douce » en matière managériale mais également la plus sujette à question en matière d’efficacité à court terme : si les formations ne sont pas accompagnées de la possibilité de mettre en œuvre les compétences nouvellement acquises, elles n’ont pas grande valeur pour l’organisation, même si elles contribuent à entretenir la motivation des employés et à rafraîchir leur niveau de compétences. Les formations de groupe ou à grande échelle dans une entreprise ont néanmoins l’intérêt de créer un référentiel commun pour les employés, ce qui peut « lisser » les différences parfois énormes entre les connaissances et les pratiques des uns et des autres. L’intérêt des formations du marché est d’acquérir les compétences standard mais elles sont forcément « normatives » ; inversement la mise en place de formations internes à l’entreprise peut s’avérer plus long, mais est forcément plus riche des échecs et meilleures pratiques spécifiques à l’entreprise et contribue donc beaucoup plus à la création d’un savoir-faire original. Dans tous les cas, il est indispensable d’associer la direction à ces formations car c’est toujours elle qui donne le « la » dans l’entreprise, elle doit donc être concernée et impliquée en priorité et à titre d’exemple dans la digitalisation au même niveau (sinon plus !) que les autres employés.
Quels enseignements tirer de ces différentes approches : avantages et inconvénients ?
Aucune de ces approches n’est bonne ou mauvaise en soi, ni exclusive des autres : c’est la manière de les appliquer et de les combiner entre elles qui détermine leur efficacité. Dans la pratique, les principaux facteurs de succès ou d’échec sont majoritairement culturels et managériaux : sans mystère, le facteur humain est au cœur du succès réel, au-delà des effets d’annonce et de communication.
Les écueils les plus fréquents sont souvent :
– Le choix d’une approche unique :
Nomination hâtive d’un directeur du digital attendu comme le Messie et désavoué quelque temps après pour cause de miracle non réalisé, acquisition d’un pure-player brutalement intégré aux équipes existantes et qui provoque des hémorragies dans les deux camps, ou encore plan de formation coûteux qui repose les consciences des dirigeants mais n’affecte aucunement la marche quotidienne de l’entreprise, pour ne citer que ces 3 cas de figure souvent observés.
– Une absence de stratégie digitale ou une vision « parcellaire » du digital :
Ce sont les 2 versants de la même pièce. Autant cet écueil peut être inévitable pour les pionniers du secteur, autant il ne doit plus l’être pour les entreprises qui s’engagent maintenant dans la digitalisation, car même si les technologies numériques continuent à évoluer, les bases d’une stratégie digitale peuvent être parfaitement posées pour tout type d’entreprise.
– Une intégration « au chausse-pied » :
Le fonctionnement des métiers digitaux est sensiblement différent des métiers des médias traditionnels, et nécessite donc une organisation et des modes de gestion différents. Le manque de considération de ces différences en amont est un facteur d’échec fréquent, qui finit souvent par se régler dans la douleur à force d’itérations, ou dans l’isolement en silos des équipes métier différentes.
– Le manque d’engagement des dirigeants :
La digitalisation pose un réel problème aux entreprises, car bon nombre de dirigeants ne s’intéresse pas vraiment à Internet et aux nouveaux médias, pour dire les choses comme elles sont. Ce sujet est un réel tabou car peu de dirigeants osent le dire ou l’admettre, mais leur comportement le crie plus fort qu’eux. Associé à la peur de perdre leur pouvoir, ce tabou provoque des dégâts importants car les déclarations et décisions « officielles » sont démenties par les comportements et les décisions du quotidien, qui sont les véritables indicateurs de la marche d’une entreprise et de vers quoi elle se dirige. Ce qui fait que des « retards » factuellement non dramatiques peuvent le devenir à force de dispersion des efforts et de tentatives avortées, qui sont surtout le reflet de la peur des dirigeants d’engager l’entreprise dans une voie de digitalisation ferme et efficace mais qu’ils ont peur de ne plus pouvoir contrôler.
En conclusion, les travers de chaque approche ne sont pas problématiques s’ils permettent d’avancer dans la bonne direction, car il faut bien démarrer par quelque chose. Le risque majeur à éviter est de sauter d’une approche à l’autre sans continuité et sans projet global, ce qui ramène au rôle incontournable de la direction générale et de la nécessité d’avoir une stratégie digitale. Car autant des « pousses » digitales peuvent émerger ici ou là dans l’organisation sur la base de la motivation des employés et des équipes immédiatement concernées, autant la digitalisation de l’ensemble de l’entreprise ne peut se faire sans l’engagement réel de la direction, engagement qui se traduit par une stratégie partagée et incarnée dans les arbitrages quotidiens que l’activité nécessite.
Si tel est le cas, c’est la combinaison de ces différentes approches qu’il faudra orchestrer pour une efficacité maximale, car elles n’agissent pas au même niveau. Comment coordonner ces différents moyens et selon quels critères ? Une solution est d’aborder le sujet en partant de la vue la plus macro possible, par la chaîne de valeur de l’entreprise et l’analyse des impacts d’Internet sur l’activité de ses clients, qui détermineront le « niveau de digitalisation » à avoir pour les différents profils et métiers de l’entreprise. Cette approche est développée dans l’article suivant, avec un exemple d’application à une société d’études, pour illustrer un cas concret.
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