Résumé : Le community management tel qu’il est pratiqué ou vu par une majorité d’entreprises aujourd’hui n’est qu’une innovation cosmétique. Sous les apparences d’une nouvelle fonction parce que les moyens le sont, il reproduit le modèle organisationnel traditionnel de l’entreprise, qui oppose à chaque catégorie de consommateurs un interlocuteur centralisé. Les pistes d’évolution de la fonction sont riches de potentiel néanmoins, de l’intégration aux différents départements de l’entreprise à la pérennisation de la fonction comme intermédiaire relationnel entre des individus consommateurs et des individus employés. La reconnaissance par l’entreprise du potentiel d’individuation de ses employés à travers du community management interne ouvre une voie royale de véritable intégration du « web 2.0 », avec forcément à la clé une refonte organisationnelle et managériale pour des bénéfices réels en fidélisation client et en innovation.
Sous la dénomination apparemment homogène de « Community Management » se cache une réalité de pratiques relativement hétérogènes, qui, passées au filtre d’une première analyse des tâches et missions réalisées, se retrouvent recouvrir les différentes fonctions traditionnelles de l’entreprise (RP, communication, relation client, commercial …). Le « community management » est-il une simple « évolution 2.0 » des fonctions traditionnelles de l’entreprise, qui va se fondre avec le temps au sein des fonctions existantes, ou représente-t-il une possibilité de fonction nouvelle pérenne? Pour quelle contribution réelle à l’entreprise, et pour quels impacts organisationnels et relationnels avec les publics cibles ? Pour pouvoir imaginer les différentes options possibles, il est plus pertinent de partir d’une base stable de référence que des pratiques actuelles de community management, qui sont relativement limitées. En partant de l’organisation traditionnelle de l’entreprise dans sa relation à ses publics, puis en observant les bouleversements provoqués par le « web 2.0 », de nouvelles opportunités organisationnelles apparaissent avec des perspectives d’évolution intéressantes et différenciées pour le community management, à explorer dès maintenant.
« L’entonnoir relationnel » : le modèle d’organisation traditionnelle d’une entreprise dans sa relation avec ses publics
Au niveau atomique de l’entreprise qui est l’entreprise individuelle, l’indépendant/dirigeant de sa société unipersonnelle est seul à occuper toutes les fonctions, et est en relation avec tous les « publics » de l’entreprise.
Au fur et à mesure de l’agrandissement de la société, et en fonction de son secteur d’activité, la spécialisation des tâches apparaît, pour plus d’efficacité. Cette spécialisation des tâches, en limitant et en spécialisant les fonctions et nombre de postes en charge des relations avec les publics, pour une maîtrise et une cohérence du discours, crée un modèle organisationnel en « entonnoir » : de nombreuses personnes en back-office, dans les coulisses, et quelques-unes seulement en front-office, càd en contact avec la clientèle ou les autres publics. Le niveau de « concentration » des fonctions en front-office est bien sûr relatif à l’activité de l’entreprise, important si c’est une entreprise de production dans le BtoB, moindre si c’est une entreprise de distribution dans le BtoC. Le public principal étant celui des clients, c’est celui que nous utiliserons pour la suite de cette analyse, mais cette organisation se reproduit également pour les fournisseurs, partenaires, candidats et autres actionnaires de l’entreprise. Face à l’entreprise, les consommateurs et clients, avant les médias digitaux interactifs, fonctionnent de manière similaire : une majorité de consommateurs individuels isolés par défaut, et différents niveaux de regroupements d’intérêt qui se rassemblent pour faire entendre davantage leur voix (associations etc.).
Cette organisation correspond bien évidemment à la structure des moyens de communication et à leurs coûts respectifs, qui favorisent les organisations au détriment des individus: l’entreprise peut donc communiquer massivement vis-à-vis de ses clients sans attente de retours aussi massifs (de manière unilatérale non ciblée via télé, radio, presse, promotions… mais aussi ciblée via emails et télémarketing). Les consommateurs ne pouvant communiquer de manière audible publiquement au-delà de leur cercle relationnel, leur voix est quasi « inaudible » tant qu’elle n’est pas organisée. De fait, le public client doit également s’organiser en « entonnoir relationnel » pour échanger efficacement avec l’entreprise, qui peut ainsi contrôler sa relation avec son public (ou du moins son image).
Internet et le web 2.0 ouvrent des brèches dans l’entonnoir relationnel contrôlé
Avec le web 2.0 et les médias sociaux, la voix du public devient (potentiellement) beaucoup plus audible car visible de tous : la communication publique devient accessible à tout un chacun, au prix d’un équipement informatique et d’une connexion internet. Même si une majorité de consommateurs aime à échanger sur leurs consommations et points de vue respectifs entre eux et pas forcément dans un but de relation avec leur marque fournisseur, sur les forums et autres réseaux sociaux chacun peut potentiellement interpeller une entreprise au vu et au su de tous. A travers les réseaux sociaux, la communication personnelle devient aussi possible, du consommateur lambda vers l’employé lambda de l’entreprise, qui n’est plus anonyme et camouflé par ses collègues du « front-office ». Enfin, on voit également apparaître de nouveaux modes de rassemblement collectif des consommateurs et publics cible de l’entreprise, qu’on s’est dépêché de qualifier de « communautés » mais qui ne sont pas toujours aussi structurés, sauf à considérer que le lieu de regroupement est un facteur communautaire: page Facebook, groupes professionnels, forums, etc. Ces nouveaux moyens et modes de communication minent l’efficacité de « l’entonnoir relationnel » de l’entreprise traditionnelle en créant de multiples brèches dans son système classiquement contrôlé : la foule n’étant plus anonyme d’un côté, et les employés de l’entreprise ne l’étant plus de l’autre, tous les niveaux d’échange relationnel deviennent possibles.
Quel est le rôle du community manager dans cette nouvelle configuration ?
Pour une majorité d’entreprises et de leurs agences et prestataires, le community management aujourd’hui consiste principalement à gérer la communication et la relation avec les consommateurs sur les réseaux sociaux. A partir du principe que la cible est plutôt très jeune et que la fonction est nouvelle, le community manager moyen l’est aussi le plus souvent, donc tout aussi souvent inexpérimenté, stagiaire, peu rémunéré, et parce que la fonction est nouvelle, pas managé. Sous cette apparence pseudo novatrice et « entreprise 2.0 », quand on regarde la manière dont la fonction est née et à quoi elle correspond dans encore de nombreux cas actuels, il ne s’agit ni plus ni moins de la reproduction du schéma relationnel en entonnoir de l’entreprise : une création de poste à côté des postes de « front-office » déjà existants, pour gérer un nouveau niveau de « regroupements représentatifs » de consommateurs abusivement appelés communautés. Jusque là, l’innovation n’en est pas vraiment une, c’est une évolution cosmétique car elle ne traduit pas une évolution réelle de l’entreprise dans son organisation, donc dans son utilisation, des possibilités du web 2.0 dans sa communication avec ses consommateurs.
Avec la pratique cependant, pour ceux qui misent sur la durée, des usages plus riches et intéressants apparaissent, qui commencent à structurer la fonction. Selon les entreprises, leur activité et la responsabilité initiale dévolue au community manager, l’éventail des tâches accomplies s’élargit et commence à recouvrir les fonctions classiques de l’entreprise : RP, communication, relation client / SAV, commercial, marketing/innovation…
A ce stade de développement, la question de la pérennité de la fonction commence à apparaître sérieusement en entreprise, car les premiers bénéfices apparaissent également quand le travail est bien fait. D’ailleurs bien souvent, les vrais premiers bénéfices ne sont pas quantitatifs mais qualitatifs : de meilleurs insights clients, une meilleure valorisation des feedbacks ainsi recueillis qui permettent de valider rapidement des options de mise en forme d’un produit ou d’un service, des relations de confiance plus solides avec les influenceurs et prescripteurs… Comment « fixer » la fonction, quelles options possibles entrevoit-on à ce stade ?
Les différentes évolutions possibles pour le community management dans l’organisation de l’entreprise
En réfléchissant de manière organisationnelle, différentes options sont ouvertes et possibles, chaque option consistant à prendre une dimension de la fonction et à en faire sa dimension dominante, comme cela va probablement se produire en réalité.
Option 1 : le Community Manager (CM) comme coordinateur de toutes les fonctions de l’entreprise Dans ce cas, la fonction dominante retenue est la dimension de coordination. Pour que cela soit vraiment efficace, le CM n’est plus lié à une fonction dominante mais en « avant-poste » de toutes les fonctions de l’entreprise, par rapport aux consommateurs et clients.
En réalité, si cette évolution se produit, elle posera forcément la question du rôle et de l’importance de la relation client au sein de l’entreprise : comment avoir d’un côté un ou plusieurs CM en « amont » des autres fonctions sur le web, et conserver en parallèle des équipes internes ou externalisées au sein de centres de contact qui jouent un rôle similaire mais avec d’autres outils que sont le téléphone et le courrier ? Une possibilité pourra être alors de reconnaître (enfin) véritablement l’importance de la relation client au sein de l’entreprise en revoyant de manière assez radicale l’organisation actuelle, du moins pour ceux qui la réduisent encore à un poste de coût décentralisé. Cela peut amener l’intégration du community management aux équipes de relation client, et les équipes de relation client à un véritable rôle d’avant-poste client et de coordination par rapport à toutes les fonctions de l’entreprise (dans la relation au client), que ce soit pour des actions sortantes (à l’initiative de l’entreprise) ou entrantes (à l’initiative des consommateurs).
Option 2 : le CM intégré à une équipe fonctionnelle
La deuxième option est d’intégrer le community manager à l’équipe qui correspond à sa fonction dominante, celle qu’il réalise le plus au quotidien. Ce sera l’équipe RP si l’essentiel de sa fonction est l’entretien de relations avec des prescripteurs et influenceurs, Communication s’il agit surtout en relais de campagnes de communication, en animation et production de contenus, Marketing/Etudes/Innovation s’il fait beaucoup de veille, d’observation, de tests et autres questionnaires pour récolter des insights clients, Commercial s’il fait de l’animation des ventes… Ces dimensions dominantes varient en fonction des entreprises, de leur taille, de leur secteur d’activité et de leur positionnement. Dell a utilisé Twitter pour de la vente, Sephora mélange contenus « produit » d’animation et offres sur sa page Facebook, Cetelem fait du pur contenu de divertissement sur la sienne, Best Buy et Free font du service après-vente sur Twitter, etc.
Dans ce cas, quel impact le CM peut-il avoir sur l’évolution de la fonction elle-même ? 2 voies sont envisageables : soit le poste est intégré à l’équipe de manière « horizontale », c’est-à-dire comme une nouvelle expertise complémentaire et à côté des existantes, et se pérennise comme tel, avec ensuite différents niveaux de séniorisation à la clé. Soit le poste est intégré à l’équipe de manière « verticale » c’est-à-dire hiérarchique, comme un premier niveau relativement junior qui permet l’évolution vers d’autres postes ensuite : l’équivalent version 2.0 de l’expérience obligatoire dans les ventes pour les parcours traditionnels en marketing, qui permet de connaître la réalité du terrain et du contact quotidien avec les clients. En considérant ainsi l’évolution du CM vers une fonction dominante, cela permet de voir des possibilités concrètes à mettre en œuvre dès maintenant. Par exemple, dans l’animation des ventes au sein d’entreprises de réseau : pourquoi ne pas former au community management les vendeurs en points de vente ? Ils ont l’expérience de la clientèle, et ils pourraient, beaucoup plus qu’un CM basé au siège, colorer leurs contributions d’une tonalité locale fort différentiante dans la relation client… De telles pistes, d’apparence contre-intuitives, valent la peine d’être creusées pour le potentiel d’originalité et donc de différenciation qu’elles peuvent apporter.
Option 3 : le CM intégré à plusieurs équipes fonctionnelles
Dans ce cas, il n’y a pas vraiment de fonction dominante dans le travail du community manager mais une grande variété d’interactions avec le public. Ce qui peut justifier une évolution vers l’intégration de cette fonction au sein de plusieurs équipes, et non d’une seule. La différence avec le cas précédent est le nouveau besoin de coordination entre CM qui va forcément émerger, pour une harmonie et une cohérence dans les prises de parole qui vont avoir lieu au même endroit final.
Où placer le chef d’orchestre dans ce cas, s’il n’y a pas de fonction dominante ? Le plus logique serait de le placer au sein de l’équipe Relation client, telle qu’elle devrait être et non telle qu’elle l’est actuellement comme discuté plus haut, ce qui souligne encore une fois l’importance d’une réelle revalorisation de ces fonctions au sein des entreprises.
Option 4 : le CM comme animateur d’une communauté d’experts et de volontaires internes à l’entreprise
Dans ce cas, le community manager n’est pas lui-même producteur de contenus mais essentiellement animateur de la relation entre les consommateurs d’une part, et les experts et volontaires internes de l’entreprise d’autre part. Les contributeurs ne sont plus des ressources internes « anonymes » invisibles pour les clients finaux, mais des employés clairement identifiés, de fonctions, d’expertises et de niveaux hiérarchiques divers, qui interagissent eux-mêmes avec les consommateurs et clients. Le CM porte donc bien son titre, dans la mesure où son rôle consiste à animer cette communauté interne d’employés, d’experts, de volontaires ou autres. Un exemple connu pour n’en citer qu’un de la pertinence de ce genre de fonctionnement : Best Buy, avec son compte Twitter @Twelpforce, où ce sont les employés qui répondent aux questions techniques et de SAV.
Cette évolution n’est pas antinomique des autres options, elle en est complémentaire. C’est même la voie royale, car c’est à partir de ce niveau que l’entreprise commence réellement à intégrer dans son organisation même l’évolution permise par le web 2.0 : le community management non plus comme un entonnoir relationnel version 2.0, mais comme un intermédiaire relationnel entre des individus consommateurs d’une part, et des individus employés de l’autre, qu’ils soient regroupés ou pas. C’est donc une fonction dont l’évolution recèle un potentiel très riche pour l’entreprise, en matière d’organisation, de nouveaux modes de management, et de valorisation de la relation client comme corollaire de la valorisation des employés et expertises internes.
En conclusion, le community management n’est encore pour une majorité d’entreprises qu’une nouvelle fonction cosmétique : sous une apparence nouvelle liée à son titre et à l’utilisation de médias digitaux interactifs, son mode d’intégration dans les entreprises, ou pire son externalisation, reflète la reproduction d’un modèle organisationnel classique d’entonnoir relationnel, opposé cette fois-ci aux nouveaux modes de regroupements consommateurs sur le web (réseaux sociaux, forums, etc.). Les riches possibilités induites par le web 2.0 ne seront réellement exploitables par les entreprises que quand elles les auront intégrées dans leur organisation propre, c’est-à-dire comme un élément qui oblige à reconsidérer les attributions et le fonctionnement existants plutôt que comme un implant externe d’outils modernes. La fonction prendra alors toute sa dimension de community management, vis-à-vis des consommateurs mais également vis-à-vis des employés, et les bénéfices majeurs apparaîtront pour l’entreprise, en termes de qualité de service et d’impact sur la satisfaction et la fidélité client, en termes de qualité d’insights et d’impact sur le développement de nouvelles offres, et en termes de management interne et de satisfaction, motivation et fidélisation des collaborateurs.
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Pour complément de réflexion, un article publié simultanément par Arnaud Briand: Est-ce que les médias sociaux sont une discipline? via @choblab.
L’article ci-dessus est également disponible en version Slideshare (résumé + illustrations)
Bravo Youmna!
Excellente analyse qui reflète parfaitement les inerties du Management qui doit mais s’adapte tjrs avec retard aux principales évolutions technologiques et societales.
Le Management doit être « Adhocratique « , agile, adaptable, évolutif en prise directe avec les principaux changements qui impactent les relations sociotechniques.
Thks!
Thierry
Bonjour Thierry et merci pour votre commentaire! Ce qui m’a permis de découvrir ce qu’est l' »adhocratie » que je ne connaissais pas sous ce terme. Pour éclairer d’autres lecteurs, en voici la définition via Wikipedia « L’Adhocratie est un néologisme (venant du terme « ad hoc ») utilisé pour désigner une configuration organisationnelle qui mobilise, dans un contexte d’environnements instables et complexes, des compétences pluridisciplinaires, spécialisées et transversales, pour mener à bien des missions précises (résolution de problèmes, recherche d’efficience en matière de gestion, développement d’un nouveau produit…).
L’expression « ad hoc » indique que les personnes choisies dans l’organisation travaillent dans le cadre de groupes-projets peu formalisés qui bénéficient d’une autonomie importante par rapport aux procédures et aux relations hiérarchiques normalement en vigueur et dont le mécanisme principal de coordination entre les opérateurs est l’ajustement mutuel. » Pour en savoir plus et creuser les théories d’Henry Mintzberg: http://fr.wikipedia.org/wiki/Adhocratie